Monster
8.3
Monster

Manga de Naoki Urasawa (1994)

Ce n’est qu’après avoir découvert "20th Century Boys", qui devint immédiatement l’une de mes BDs préférées, et après avoir regardé la version anime, assez irrégulière, de "Monster", le célébrissime manga qui a révélé Urasawa hors du Japon, que je me suis lancé dans la lecture de l’œuvre originale, de ce livre littéralement "monstrueux". Ceci n’est pas neutre, puisque ma perception de "Monster" a forcément été différente de ce qu’elle aurait été si elle n’avait pas eu lieu "à l’ombre" du colossal "20th Century Boys", et si je n’avais pas connu à l’avance les principaux rebondissements du récit.


Alors, "Monster", c’est quoi ? Pour faire simple, c’est un long thriller politico-fantastique de plus de 3600 pages, situé bien loin du Japon, en Allemagne et en Europe de l’Est (avant la chute du Mur…), et s’interrogeant sur l’éternel sujet de l’origine et de la nature du Mal. Pour Urasawa, le Mal contemporain est à la fois largement politique – prenant ses racines dans les sombres projets des services secrets communistes rêvant de créer une sorte d’enfant parfait – et fondamentalement enraciné dans la nature humaine. Et Urasawa de s'aventurer franchement sur le terrain politique, s'attaquant aux mauvaises tendances néo-nazies à l’œuvre au sein de la société allemande, et au racisme anti-turcs : on ne peut d’ailleurs pas s'empêcher de trouver une certaine naïveté dans la vision qu’Urasawa a de la société allemande - même s'il connaît bien ce pays – et cet aspect est certainement le moins intéressant du livre. Là où Urasawa nous touche au cœur, c’est que, comme dans beaucoup de ses œuvres, c’est l’enfance qui est avant tout victime du Mal, et qui sera ici littéralement contaminée par celui-ci, à travers les personnages centraux des jumeaux.


Formellement, "Monster" est une sorte « road-manga » qui va faire foisonner la fiction, en multipliant les rencontres avec une multitude de personnages du personnage principal, le Docteur Tenma, le "détective errant" - abandonnant sa vocation de sauver des vies pour adopter un comportement d'aventurier, voire potentiellement de tueur -, à la fois chasseur et proie (pour la police allemande, pour le "Monstre" et ses troupes). Or ce sont ces personnages "secondaires" qui sont le ressort émotionnel de l'histoire, et qui constituent sans doute le meilleur du livre, grâce à leurs histoires personnelles, souvent sans rapport avec le récit central, et la plupart du temps très réalistes, voire triviales.


Du coup, l’intérêt de la lecture de "Monster" repose largement sur le talent que manifeste Urasawa dans la création de ces personnages secondaires passionnants. Qu'ils soient bons ou mauvais, on peut dire que, comme chez Renoir, ils ont tous leurs "raisons" pour être ce qu'ils sont. Ils ont tous droit à quelques pages pour exister vraiment : Richard, le privé marqué par une faute inoubliable, le psychiatre qui reprend l'enquête sur les jumeaux et qui derrière son look de petit pépère, se révèle pour le moins sportif, le médecin de campagne rongé par la culpabilité et par son histoire d'amour secrète… et des dizaines d’autres qui servent de relais émotionnel et qui peuplent l'univers fascinant d’Urasawa, l'un des plus grands écrivains vivants, tous genres confondus.


Il a souvent été pointé que le personnage assez falot de Tenma, avec son aura christique simpliste, est la grande faiblesse de "Monster". Et le lecteur reportera bien volontiers son affection sur les autres personnages principaux : le diabolique et fascinant policier sociopathe qu’est Runge, Eva, qui avait au départ le rôle un peu caricatural de la fiancée bourgeoise avant tout intéressée par le statut social de son "homme", et qui devient peu à peu un être autodestructeur superbement ambigu, ou encore le magnifique Grimmer avec ce sourire enfantin qui nous fait fondre et qui dissimule le redoutable secret d’un double monstrueux…


Il faut maintenant louer la virtuosité narrative de Urasawa : à partir de son canevas original, il peut nous broder aussi bien des scènes de tension paradoxale (là, comment le diabolique inspecteur Runge manipule ses interlocuteurs pour arriver à ses fins "personnelles"...) que de multiples "feel good stories" (plus loin, la réconciliation de deux anciens adversaires de l'université dissipant un lointain malentendu…), des épisodes à la fois curieusement énigmatiques et sentimentaux (je pense à ce flic devenu truand qui découvre les charmes de la vie familiale et s'aperçoit qu'il a été manipulé...) au sein d’une ballade existentialiste digne des premiers films de Wim Wenders (la route du Docteur Tenma croisant régulièrement celle d'êtres accablés par le destin). Bien sûr, chacun de ces "segments" fonctionne parfaitement et de manière autonome, tout en participant à la construction de l'intrigue principale, et le lecteur passera sans s’en rendre même compte de l'émotion la plus intense à l'angoisse.


Car Urasawa est un maître de la "mise en scène", du montage comme du découpage, appliquant à la Bande Dessinée les techniques les plus nobles du Cinéma. Ceci lui permet de construire des scènes d’action et de suspense à l’efficacité redoutable, mais également de faire littéralement "vivre" le moindre dialogue, créant de véritables explosions émotionnelles aux moments les plus inattendus.


Si le dessin du maître - plutôt proche de la ligne claire franco-belge, comme on en fait souvent la remarque - n'a pas encore atteint au début de "Monster" la perfection qu'on connaîtra dans les œuvres postérieures, c’est au cours de la réalisation de ce manga que son style graphique se sera réellement accompli, et qu’il atteindra la maturité dans la lisibilité et la finesse.


Mais, au final, ce que nous retiendrons en refermant le dernier volume de "Monster" (avec sa fin suspendue et ses mystères non totalement révélés qui en frustreront plus d'un...), c’est la foi en l’humanité d’Urasawa, qui, optimiste et fataliste à la fois, nous dit que faire le Bien est la seule option qui tienne, face aux monstres. C’est aussi l’importance cruciale des Mots : rien n'existe qui ne puisse être nommé, et donner un nom au Mal, comme au Bien, permet de les comprendre, de les intégrer. Ce sont là les deux messages essentiels de "Monster", et ce n'est pas rien pour un "simple manga".


[Critique écrite en 2017, comme synthèse des critiques de chacun des tomes de "Monster"]

EricDebarnot
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs mangas, Les BD avec les meilleurs méchants et Les meilleurs mangas Seinen

Créée

le 18 sept. 2014

Modifiée

le 18 sept. 2014

Critique lue 1.3K fois

10 j'aime

Eric BBYoda

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10

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