Un des plus grands mangas qui rencontre la grande Histoire

Fasciné par l'univers de Kitaro le repoussant, je voulais m'attaquer aux récits à composantes biographiques Opération mort et Vie de Mizuki. Je vais commencer le tome I de Vie de Mizuki tout à l'heure lundi soir, j'ai lu Opération mort samedi. Et c'est une découverte ! J'ai vu que ça râlait contre l'édition. Il est possible que le tome s'abîme un peu vite et qu'il s'incline un peu, mais la couverture est cartonnée, c'est un format plus grand, les pages tournent aisément les planches sont à mon sens impeccables, on a une introduction et une postface ainsi qu'une section brève de notes reportées en fin d'ouvrage. C'est mieux qu'un petit manga à 7 ou 10 euros, et 27 euros ou même 30 c'est le prix normal pour un tel produit.Le manga va de la page 9 à 358, donc normal que ça dépasse les 20 euros, puisque c'est par la taille et le nombre de pages plus du double d'un manga basique de 180 pages. On ajoute à ça l'épaisseur de la couverture, le marque-page, non en fait, ils délirent sur le prix ceux qui s'en plaignent. En plus, ils font les marioles à dire que le manga n'est pas un chef-d'oeuvre, ce qui achève de prouver qu'ils sont loin d'être des paroles d'experts.

Sur la page de faux-titre qui précède l'introduction, nous avons un dessin qui se trouve au milieu du manga, deux hommes sont au centre de l'image mais éloignés et donc assez petits et peu distinguables. Ils marchent sur la grève d'une île du Pacifique jonchée de restes végétaux dont la beauté encore sensible s'étiole. Au loin, en dessin ombré, on a une colline boisée qui s'avance vers la mer avec une déclivité brusque tout à la droite de l'image, la surface s'aplanissant au ras des flots. Cette image est un peu hors de la guerre et quand on lit le manga et qu'on la retrouve on peut alors la contextualiser et comprendre sa symbolique sous-jacente, mais donc pour cela je vous laisser lire le manga à votre tour.

L'introduction nous informe que le titre original japonais que ne rend pas tout à fait le choix Opération mort était une expression japonaise Soin Gyokusai Seyo qui peut à la fois se lire "Mission suicide" et "Tout le monde doit combattre jusqu'à la mort". Mais ça ne s'arrêtye pas là puisque l'un des trois mots du titre original Gyokusai signifie "briser tout pour les trésors", les trésors désignant l'empereur et donc indirectement le Japon, ce qu'on peut traduire en idée comme le dit l'introduction même par "se suicider collectivement pour rendre leur honneur à l'empereur et au pays". L'explication lexicale a un côté délirant pour seulement trois mots, mais nous voilà fixés.

La postface elle aussi assez court date d'avril 1991 et est de la plume de Shigeru Mizuki lui-même. Il faut la lire de toute façon après le manga, puisqu'elle justifie certains choix du récit. Elle précise aussi que c'est un ouvrage à 90% véridique et à forte charge biographique. Ce manga semble le premier à prendre cette dominante biographique dans la carrière de Mizuki, manga qui date de 1972-1973.

C'était une époque où une certaine critique sociale se fait plus facilement jour au Japon, une époque aussi où les sujets et thèmes de mangas évoluaient rapidement en vue d'un lectorat plus adulte, époque encore où Tezuka lui-même a déjà effectué sa grande mutation. Il me semble que son roman caricatural Debout l'humanité date de 1968, et Opération mort est quelque peu contemporain d'Ayako, d'Ikki mandara, etc.

Avant de publier Opération mort, Mizuki a publié une biographie Hitler qui, apparemment, prenait le contrepied d'un révisionnisme ambiant d'un archipel qui historiquement fut l'allié des allemands. Comme les allemands encore de nos jours préfèrent dire "La guerre, c'est mal" pour ne pas avoir à dire que le nazisme en Allemagne c'était mal, les japonais ont une tendance à ne raconter que leurs souffrances propres pendant les guerres, leur antimilitariste est plus frileux à remettre en cause les guerres sur le continent asiatique avec déjà celles de Hideyoshi Toyotomi à la fin du seizième siècle en Corée et donc celles de l'impérialisme japonais de début de vingtième siècle avec toutes les atrocités commises contre les chinois et d'autres. Encore de nos jours, les japonais ont un nationalisme trouble derrière leur apparence de pays très pacifique. L'île de Hokkaido a été prise aux ainous qui au bout de plusieurs siècles de confrontations sont devenus un peuple peu nombreux qu'il a suffi d'absorber en les déclarant japonais, et partant de là un imaginaire que les aïnous du monde russe sont japonais avec leurs terres, c'est aussi mis en place, contre la vérité historique que les russes ont découvert au dix-huitième siècle avant les japonais des terres aïnous inconnues des japonais qui ne connaissaient que ceux des îles Honshû et Hokkaido auparavant. Le traitement de la minorité coréenne au Japon n'est pas très heureux et si la Chine revendique une île prière de ne pas aller voir si le problème ne date pas des incursions japonaises de la Deuxième Guerre Mondiale.

Ceci dit, comme la biographie Hitler serait une critique d'un certain nationalisme japonais latent et malsain, Opération mort que j'ai cette fois bien lu est une critique sévère d'une mentalité japonaise qui a été forcée de rendre les armes après la défaite de 1945 mais qui pourrait avoir une survivance nostalgique insidieuse.

Mizuki ne décrit pas seulement l'absurdité de la guerre vécue par de malheureux japonais à plaindre. Il dénonce une composante historique de la culture du Japon. Il dénonce ce culte du soldat "kamikaze", il dénonce un esprit d'obéissance passive aux ordres, il dénonce l'idéalisation du sacrifice de son existence pour une cause militaire qui n'est pas une cause humaine ni rationnelle. Il dénonce l'état-major, mais il décrit aussi l'état de soumission des petites gens. Il y a l'abus de l'état-major qui se moque de sacrifier son propre peuple, il y a aussi les comportements aliénés de gens qui acceptent les missions. Certes, ils n'ont pas le choix, mais on la peinture de gens qui prennent tout de même les choses avec un relatif détachement et il faut voir comment dans le manga, au fil des pages, le sentiment de révolte s'accentue sans que jamais on ait de rébellion. Mizuki dépeint un Japon où l'homme qui revenait vivant parmi les siens après une défaite devenait un réprouvé, une honte pour ses proches. La défaite était une mort sociale au Japon, ce que décrit aussi excellement le passage sur les prisionniers japonais du film La Ligne rouge de Terrence Malick. Le premier dessin qui fait une page pleine montre une armée défilant en ordre impeccable sous les yeux d'une foule massée agitant de petits drapeaux japonais et quand on tourne la page on a un dessin de dou ble page impressionnant de force, un dessin aux contours plus réalistes avec des bateaux militaires sur l'océan et au premier plan l'infrastructure militaire qui nous implique comme si nous-mêmes étions sur ces navires, partant pour une guerre qui nous dépasse, mais partant de notre plein gré puisque nous avons accepté de lire ce roman qui nous emmène faire la guerre, ce roman qui est un manga et donc aussi une oeuvre en principe humoristique et légère, et sur le dessin de cette double page, on a droit à un texte de chanson, facilement identifiable en tant que chant par la disposition des lignes et les tournures familières et les deux premières lignes le disent nettement que ces petites gens ont fait un choix complètement fou : "Des gars s'engagent de leur plein gré / dans cette fichue armée / [...]"

Avec ce que je viens d'expliquer sur les premières pages, si vous ne comprenez pas que vous avez affaire à un chef-d'oeuvre...

Ce dessin de double page a encore un cadre extérieur blanc qui l'entoure, on tourne la page et on tombe sur un nouveau dessin de double page mais cette fois les bateaux ombres noires sont pris dans un dessin moins blanc, beaucoup plus encré et au premier plan nous avons le sol d'une île à palmiers sur laquelle nous nous trouvons et qui a un goût de paradis sur lequel se profile la menance militaire d'un alignement de pas moins de cinq bateaux guerriers. Le texte fait contraste avec la beauté enchanteresse du dessin, puisque l'équipage n'a quasi pas de pain, pas de temps non plus, peu de temps d'éclairage, un lit étroit avec une paillasse, et pas non plus le temps de visiter. C'est ça le paradis, le mot est en toutes lettres ce qui rend évident le symbole de la plage de palmiers en dessin, et le manga va jouer de cette symbolique entre paradis du cadre et enfer de l'appareil militaire. La page suivante offre encore une double page de dessin, mais une carte y est incrustée, art terrible de l'imprégnation réaliste. Le paysage est sous les yeux, mais les cartes occupent les esprits, l'information va primer aussi sur la rêverie. Enfin, nous entrons dans les pages avec une distribution de petites cases où des personnages échangent des propos rapportés par des phylactères ou bulles de BD. On retrouve le dessin caricatural léger des mangas d'un autre temps, des mangas des années 60 sinon 70, des mangas bien sûr d'un Tezuka et a fortiori d'un Mizuki. La ligne domine, avec des contours faits à la main qui tremble un peu, les détails sont limités au strict nécessaire expressif. A très peu d'exceptions près, les dessins sont systématiquement prix dans des cases rectangulaires, pas d'expérimentations à la Tezuka de cases rondes, obliques, triangulaires, éclatées, sans contours. Le format est assez classique. On note une certaine proportion de dessins qui font la demi-page tout de même, et bien sûr de temps en temps de grands dessins sur une ou deux pages. La manière de dessiner la végétation ou la pluie est typique de cette époque et quoi qu'on pense du dessin des personnages de Tezuka c'est une volupté dans Tezuka ou Mizuki que cet art de décrire la Nature ou le ciel en noir et blanc par de petits traits fins. Les militaires vont pouvoir comparer leur vie à celle de prostituées faisant une courte apparition en début de manga, la réponse à cette comparaison étant effectuée à la fin du manga, signe donc que le récit est construit et non pas improvisé et écrit au fil de la plume, au fil de la chronologie...

La première partie du manga ne décrit pas tellement des scènes de guerre, encore que les bombardements aériens soient présents, mais des scènes de vie absurde de soldats qui tentent de survivre en attendant que les combats viennent à eux, et on assite à une série conséquente de morts absurdes, absurdes où les situations sont de l'ordre de l'imagination comique propre au manga avec un humour souvent potache à la pipi-caca, mais cette crudité réussit parfaitement le tour de force de faire vrai et de donner toute sa dimension à l'ironie cinglante qui porte le récit. On plaint ces gens simples et on ressent l'absurdité de leurs conditions, des ordres qui leur sont donnés et bien sûr d'une certaine philosophie de vie japonaise dont l'état-major se fait le malheureux et perfide promoteur. La deuxième partie va plus nettement nous faire basculer dans les scènes de guerre, mais avec un fil conducteur qui est celui du déplacement erratique des troupes au gré des événements. Certains hommes ont raté le rendez-vous avec la mort qu'ils ont reçu par ordre de leurs supérieurs et pour l'image du Japon il faut à tout prix qu'ils disparaissent.

La fin du manga se termine magistralement par l'habile traitement de la voix du narrateur soldat, puisqu'il nous raconte une guerre dont il ne reviendra pas et je vous laisse découvrir les mots du fantastique récit des dernières pages qui fait prendre une dimension métaphysique saisissante et efficace à un manga qui jusque-là ne hissait ses prétentions que par la critique sociale et politique de la caricature. La fin du manga fait prendre à l'oeuvre une dimension humaniste vertigineuse.

Beaucoup ont remarqué que plusieurs dessins réalistes se mêlent à la dominante de bonhommes aux contours simplifiés caricaturaux, art du contraste entre la Nature et la petitesse des passions humaines, et art de cet autre contraste entre le paradis que nous manquons et l'enfer de nos mauvais choix et des sombres desseins de nos dirigeants.

Nous sommes loins des mangas actuels très lissés où fusionne indistinctement le trait léger de la BD et un certain réalisme, Mizuki joue en maître comme Tezuka avec le média artistique de son époque. Il l'exploite à son maximum d'intensité et d'efficacité.

Enfin, j'entends parler du manga Peleliu en une vingtaine de tomes je crois qui parle d'une action historique similaire avec lui aussi des dessins comiques légers qui, selon les lecteurs rendant compte de leur expérience, servent à faire passer la pilule des atrocités racontées. A l'évidence, Peleliu est une imitation de Opération mort et le chef-d'oeuvre est bien sûr le manga de Mizuki, lequel a vécu la guerre et lequel contient des idées narratives du génie dont je ne m'attends pas à trouver l'équivalent dans Peleliu si ce n'est par les redites. Et les dessins caricaturaux ne sont sûrement pas seulement pour faire passer la pilule des atrocités mais pour souligner l'absurdité et créer une ironie décalée.

J'aurais encore beaucoup de choses à dire sur ce manga si j'en commentais des extraits, mais je m'en tiendrai ici à une présentation générale. J'ai indiqué la force des premières pages et des dernières notamment sans tout dévoiler. Lisez Opération mort de Mizuki, c'est une pierre angulaire de l'histoire du manga. Laissez à leur superficialité ceux qui jugent le dessin trop pauvre, déplorent le manque d'actions divertissantes ou n e trouvent pas les personnages assez branchés.

davidson
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le 3 oct. 2022

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davidson

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