Dans les pages 33 à 35 de l’album, Tarzan engage un combat sans merci contre « le plus fort des grand mâles », un singe colossal et féroce. Le sauvage a la peau du crâne scalpée et des blessures sur tout le corps, mais il sort vivant de cette lutte à mort. Le voilà donc propulsé à la tête d’une communauté simienne qui l’a adopté dès son plus jeune âge. Tout Tarzan, seigneur de la jungle est là : la violence exposée sans fard, la beauté sépulcrale des planches, un héros partagé entre ses instincts humains et animaux… Ce dernier point est de loin le plus intéressant de l’album et il est déjà contenu en germe dans la scène décrite ci-avant : c’est en usant d’un couteau prélevé dans une cabane élevée dans les arbres par ses parents que Tarzan parvient à venir à bout de l’imposant primate. En adaptant le premier roman d’Edgar Rice Burroughs, Christophe Bec et Stevan Subic se sont appuyés sur la dualité de Tarzan. Tiraillé entre deux natures incompatibles, sauvage et civilisée, redevable aux singes mais inextricablement attiré par les hommes, ce fils d’aristocrates britanniques va peu à peu s’éveiller au monde anthropique.


Les premières planches de l’album, somptueuses dans leur représentation de la nature, sont presque entièrement muettes. L’action se déroule en Afrique équatoriale, où John et Alice Clayton ont échoué après une mutinerie sur un bateau. Encore bébé, Johnny vit avec son père John dans une cabane perchée, à l’abri des grands fauves. Alice a perdu la vie un an à peine après sa naissance. Il est enlevé dès les premières vignettes par des singes, après que ceux-ci ont attaqué leur refuge. Le premier quart de l’album consiste alors à nous montrer comment Johnny/Tarzan va survivre et s’adapter dans la communauté simienne. En grandissant, il gagne en musculature et en agilité. Il s’intéresse aussi de plus en plus aux hommes, qu’il découvre en se rendant régulièrement dans son ancienne cabane, où il trouve de quoi assouvir sa curiosité naissante. Il se passe en boucle une vieille chanson à l’aide d’un phonographe. Il apprend aussi à déchiffrer le langage humain. Kala, sa protectrice simienne, sa « mère » sauvage, le voit s’éloigner, tiraillé et farouche.


Jusqu’à la mort de Kala et l’arrivée d’une expédition zoologique financée par l’Université de Baltimore, la plus grande préoccupation de Tarzan est une « rôdeuse » qui décime les siens. Cette panthère, prédatrice des manganis au même titre que les gorilles, apparaît comme une version exacerbée de l’homme sauvage. C’est d’autant plus édifiant lorsque se dernier se tapit lui aussi dans l’obscurité en attendant de fondre sur ses proies : les « hommes gris », qui ont eu le tort de s’en prendre à Kala. À cette nature bestiale va répondre une sensibilité humaine : Tarzan croise la route de Jane, s’entiche d’elle, lui sauve la vie et finit par la séduire. Pour lui, c’est un réveil brutal. Il ressent des émotions qui lui étaient inconnues jusque-là et comprend probablement à ce moment précis que sa place « naturelle » demeure parmi les hommes. Jane n’est pas venue seule dans cette région d’Afrique équatoriale : elle est accompagnée d’un guide belge, d’officiers français, de son père… Le capitaine D’Arnot a alors ses mots prémonitoires : « L’homme, à force d’exterminer tout ce qui l’entoure, finira un jour par scier la branche sur laquelle il est assis ! »


Nous sommes effectivement dans une logique où une découverte exotique équivaut à un trophée de chasse pour les explorateurs occidentaux. Mais la nature, très « conradienne », ne reste pas passive : l’expédition est menacée par la faune sauvage et par les indigènes (peu caractérisés, comme dans le roman Au cœur des ténèbres). Le capitaine D’Arnot est enlevé par les même « hommes gris » qui ont tué Kala. C’est Tarzan qui vient le secourir et qui le soigne. Une amitié naît alors entre eux et le Français transmet, durant leur parcours commun, une partie de son savoir au sauvage, qu’il estime d’une « rare intelligence ». Cela précède un retour de Tarzan, en tant que riche héritier, parmi la civilisation… Le Seigneur de la jungle apparaît finalement comme une fusée à plusieurs étages. L’album vaut autant pour ses représentations de la nature sauvage que pour la déréalisation identitaire de son héros, sa romance avec Jane ou le point de vue colonial porté par un protagoniste comme De Grauw. Les planches, très réussies, sont caractérisées par une alternance entre les vignettes horizontales et verticales, mais aussi par une grande pluralité de cadrages.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
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le 31 mars 2021

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