Cinq-cents critiques oblige, pour ce jour consacré, il y va des belles choses.
Rien n’est plus malaisé que l’humour. Foutez-y les capteurs sensoriels où vous il vous semblera idoine, sous la langue, sur le nez sous les coudes et jamais vous ne parviendrez trop à situer la provenance du rire. En réponse à ça, qui invoquera Bergson exigera qu’on lui fasse sauter les incisives pour la seule exhibition obscène de son son pédantisme académique. Ce sera potache après tout, il en rira de toutes ses dents ; de celles qu’il lui resteront dans sa gueule bouffie de facondes.
L’esclafade, ça tient pas à la science ; y’a bien une mystique du rire que seuls quelques rares prélats de ce monde savent conjurer. On nous l’exorcise, ce tressaillement hilare, grâce à de justes invocations, et les borborygmes disgracieux s’évadent du fond de notre gosier comme une série de démons jaillissant de nos convulsions. Les blagues, imprimées et répétées pas qui le voudra, sont ainsi autant de parchemins magiques à la portée des profanes.
Les arcanes du rire se déclinent alors en une variété de catégories, avec des arts mineurs dans le magistère. Je vous parle des potacheries d’usage, sporadiques, qui vous arracheront peut-être un souffle nasal. Ça se pratique pas mal, mes dieux que ça manque de sophistication, y’a guère de gros démons qui vous échapperont grâce à eux. Non, le rire, c’est une discipline pour laquelle on se consacre de toute son âme et son énergie ; y’a pas sorcellerie plus exigeante que celle-ci. Qui l’aura pratiquée le saura ; c’est une mystique ingrate.
Dans le manga, se complaire dans l’humour strict, en faire le socle de sa création, la matrice de tout ce qui sera, tient de la gageure la plus risquée au milieu de la foire éditoriale. L’humour n’est une valeur sûre qu’à condition que les incantations soient confectionnées et récitées avec maestria. Et on ne fait pas rire chacun de la même manière à tous âges, y’a de ces magies hilares qui vieillissent mal.
Le fait est que je respecte, sinon par principe, au moins par gratitude, les auteurs qui s’essayent à une œuvre exclusivement axée sur les rails de l’humour. Gintama aurait brillé d’un tel éclat s’il ne s’en était tenu qu’à ça. Le gâchis est consommé, je vais pas le ruminer, c’est cependant un crève-cœur de voir un talent pareil se compromettre pour un récit convenu et écrit mille fois ailleurs.
Oui, l’humour dans le manga a ça de génial qu’il suppose sinon impose l’originalité afin d’illustrer tout ce que lui accorde son potentiel. Savoir faire rire, c’est aussi surprendre ; un rire ne se dérobe qu’à l’arrachée, c’est un réflexe spontané qui n’advient qu’à force d’avoir été habilement provoqué. Il n’y a, du reste, pas deux rires qui soient semblables, aussi n’est-il jamais permis à l’auteur de faire rire deux fois avec la même farce, à moins que le comique de répétition ne s’en mêle. L’humour sur une série long-cours, est l’affaire d’un renouvellement perpétuel ; d’une bataille de chaque instant dont il faut recharger son arme d’une nouvelle munition après chaque tir. Imaginez le travail et l’exigence d’une pareille discipline. Ou plutôt n’imaginez plus, et lisez Pyu To Fuku! Jaguar.
Kyosuke Usuta s’est conséquemment investi dans l’humour, il lui a pour ainsi dire dédié sa vie ou en tout cas sa carrière de mangaka. Les zygomatiques, il les titille de longue date, et avec sans cesse plus de minutie à mesure que l’expérience lui a aiguisé le doigté. Avant Jaguar, il y avait eu de sa main le désopilant Sexy Commando qui lui bénéficia d’une adaptation animée. Le style était posé, ancré peut-être, la légende partait de là mais ne nous sera jamais parvenue en France. Ah que voulez-vous ! On a le palais fin, au pays du clacos, on ne goûte qu’à ce qu’il se fait de pire. C’est une exigence qui nous est propre et qui nous proscrit toute forme de qualité. Une série en vingt tomes, le rire garanti à chaque page ou presque, mais il s’en sera pas trouvé, une de ces gougnafiers d’éditeurs, pour s’essayer à l’humour. Pensez bien qu’on a des Shôjos melliflus à écouler par kilotonnes, y’a simplement pas de place pour le bon goût par chez nous. Ça tiendrait du blasphème, et on veut pas ça. Ah ça non.
Vous me devinez amer en cet instant comme en tant d’autres ? Je vous répondrai qu’on n’est pas gratifié du sceau du Pisse Froid sans qu’il n’y ait de bonne raison qui soit partie en amont. Et pourtant j’aime rire. On ne le croirait pas comme ça, à m’entendre grincer des dents, ces dernières étant lustrées de la bile qui me vient du fond de l’âme, et pourtant, j’ai le ricanement aisé. Et c’est peut-être bien parce que je perds les occasions de rire que je bougonne comme je le fais. D’où l’exorcisme pour me soulager les nerfs, d’où Pyu to Fuku! Jaguar.
Peut-être bien qu’il y a une mystique du rire – faut bien, puisque je l’ai écrit – cependant, doit bien y avoir des formules à analyser pour comprendre d’où que ça peut venir. La rationalité trouve même sa place dans la magie pour qui scrute les glyphes d’assez près. Aussi il nous faut comprendre d’où vient le génie d’un Kyosuke Usuta qui, lorsqu’il décoche une saillie, ne le fait jamais les yeux bandés pour si bien toucher sa cible. Il m’a criblé, l’enfoiré, j’en ris encore.
Ça passe par tant de choses. Chaque planche est ici une machinerie aux rouages complexe qui, si on n’y prend pas gare, nous apparaît d’une simplicité infantile. Alors, chaque case est un plan travaillé pour renforcer l’aspect comique par la seule disposition de la focale, rien n’est laissé au hasard. Ce qu’on y aperçoit en dedans est génial à compter des esquisses qui nous parviennent. Car figurez-vous que Kyosuke Usuta a un bon coup de pinceau, original qui plus est, qu’il sait cependant adoucir pour donner lieu à des graphismes venus s’accorder avec l’humour de l’instant. Ces dessins, parfois délibérément enfantins, qu’on croirait venus du bout des doigts d’un marmot de quatre ans, contrastent avec les airs de gravité incisifs et tranchants tombant comme un couperet. L’humour ainsi, nonobstant le gag en cours, se rythme avec une virtuosité inouïe où la moindre case insuffle une énergie lui étant propre. Personne, même le dernier des pisse-froid – et je l’écris avec d’autant plus d’autorité que c’est moi – ne peut être insensible à la passion indéniable venue se dégager du moindre coup de crayon nous parvenant chaque fois à dessein.
Le rire s’y dispense beaucoup, c’est entendu et c’est d’ailleurs même attendu, mais on ne retrouve pas cet effet de saturation où le sourire nous est exhorté de force de trop multiplier les gags venus s’empiler maladroitement sur une même page. En rire comme en baise, il faut des préliminaires pour faire venir le désir afin qu’il culmine dans un orgasme qui, pour celui qui nous concerne, nous vient par la risée. La moindre case où on ne rit pas est une amorce préparée pour celle chargée de nous avoir ; le terrain est miné d’humour et nous pète aux zygomatiques quand le regard tombe où il faut.
Forcément, et même fort heureusement, l’humour passe ici par ses courroies dorées que sont ses personnages. Je ris de savoir tous ses auteurs désespérés de faire de leur protagoniste de Shônen un monument de classe – en vain – pour découvrir ici que Jaguar, en arlequin remanié, est peut-être un des personnages les plus charismatiques qui soient, tous Shônens confondus. Cette aisance avec laquelle il se complaît dans le ridicule au point de s’en faire maître et de le chevaucher ; d’être au-delà de la bouffonnerie tout en étant empêtré dedans, font de lui un personnage presque impressionnant tant il est toujours flamboyant dans le grotesque de ses situations. Plus il est minable, et plus on le trouvera grandiose et sublime.
Mais il n’y a pas que lui. Il y a son clown blanc, Piyohiko, seule variable sérieuse dans ce fatras d’arlequinades qui y trouvera pourtant toute sa place. Sans compter Hammer, ce souffre-douleur de l’auteur portant sur lui toutes les disgrâces qu’on aimera mépriser par esclaffades tout en se piquant d’une tendre affection à son égard. Puis il y a tous ces personnages secondaires récurrents venus mieux épicer la recette, chacun apportant une variété d’humour accordée à son caractère afin de donner lieu à une nouvelle fragrance de comédie, toujours à même de nous surprendre. Il a tant de cordes à son arc en matière d’humour, ce très cher maître Usuta, qu’on jurerait son œuvre entamée à la harpe.
Ce n’est pas présumer que de tenir compte du fait que Pyu to Fuku! Jaguar déborde de passion. L’énergie épidermique, quoi que parfaitement contrôlée, jaillit ici pareille à un torrent déchaîné qui ne déborde cependant jamais de son lit. Je ne mens pas en vous disant que la dynamique venue ici animer ces planches, pourtant résolument statiques, vous requinque tant la force qui s’en dégage est communicative. On voudrait s’ennuyer en lisant Pyu to Fuku! Jaguar qu’on en serait bien infoutus. Putain que ça vous remue de le lire. L’humour et ce qui le convoie a presque des effets curatifs, en tout cas énergisants, au point que la lecture d’un chapitre vous vaut un café dans la musette. Tout ce qui se contient ici dans les cases est si vivant qu’il influe littéralement sur le vivant qui s’y confronte.
Incongru, en tout cas inhabituel, Kyosuke Usuta, comme frappé d’un privilège éditorial, ne rendait sa copie chaque semaine dans le Jump qu’à raison de neuf pages par chapitres, soit moitié moins de ce qu’étaient censés commettre ses petits camarades. La mesure tient alors du strict bon sens. Bobobo-bo-bo-bobo souffrait de cet écueil consistant à noircir près d’une vingtaine de pages en n’ayant que l’humour au bout du stylo, aussi Yoshio Sawai, en plus d’une occasion, s’était-il retrouvé à broder et filouter afin de rallonger la sauce. Un format court correspond ici parfaitement à ce que l’œuvre à a communiquer, je m’étonne que la Shueisha ait eu l’intelligence de le permettre dans un de ses périodiques. C’était un autre temps, il y a plus de vingt ans déjà.
Initialement parti d’improbables cours de flûte-à-bec, l’humour jaillit de partout et nulle part, toujours depuis un angle mort, là où on ne l’attend pas. Puis à mesure que le cheptel de protagoniste s’étoffe, les pérégrinations se dispersent vers des horizons un peu plus lointains, quoi que ne gravitant jamais très loin de l’école de musique. Le manga est presque une machine à expérimentations humoristique dont les résultats ne cessent d’être concluants. Il y a, évidemment, cette part d’absurdité propre à la comédie nippone, mais largement circonstanciée par un sens de la folie cohérent venu signer l’originalité de la composition qui nous concerne.
Pour ce que l’œuvre a à revendre de gaudriole, on y trouve – et à foison – son lot de brutalité. Pas une qui passe nécessairement par les coups, quoi que ceux-ci ne se privent pas de pleuvoir, mais par le supplice infligé à de nombreux personnages. L’humour, parfois sinon souvent, se doit d’advenir au détriment d’un tiers pour gagner en éclat. Un bon rire s’arrache au prix d’une, sinon de plusieurs victimes collatérales, et celles-ci seront vilainement écharpées en ces planches.
Oui, il y une violence indéniable dans Pyu to Fuku Jaguar. Une qui vous parvient sans un gnon le plus souvent, mais qui ne manque jamais d’écorcher ses victimes expiatoires. Que ce soit Porgy, Billy ou Hammer, les perpétuels sacrifices de cette comédie jaillissant sans cesse de leurs déconvenues, presque arrachée de leurs tripes, seront parfois hilarants à vous en faire mal au cœur. En bien des occasions, la violence sourde et discrète s’expose comme un perpétuel lynchage saupoudré de rires et confettis. On s’en voudrait presque de rire… mais c’est si drôle. La cruauté n’assaisonne ainsi que mieux l’hilarité qui lui succède. Vous trouvez là un sens de la candeur déparée de son innocence, le tout résultant en un un jugement implacable et impitoyable tombé dans un jardin d’enfants ; le triomphe du mépris dans un regard et qui n'en finit pas de pleuvoir.
Car le lecteur, à bien prendre du recul, se surprendra à être devenu sadique, à se gausser comme il le fait du traitement émotionnel de certains personnages, notamment ceux de Hammer, en souffre-douleur magnifique, dont les amours contrariés seront délectables dans tous leurs plus odieux échecs. Et si ses malheurs ne tenaient qu’à ça.
La cruauté n’est qu’un aspect occasionnel de là où survient l’humour en ces pages. La force des gags tiennent d’une part à l’imagination perturbée d’un auteur qu’on découvre original par le truchement du rire, mais aussi au caractère expressif de ses boutades improbables. Graphiquement et conceptuellement, Pyu to Fuku Jaguar trouve le moyen, et sans peine apparente, d’être aussi expressif qu’un rêve fiévreux dont on ne s’évade que lorsqu’on y rit comme un possédé. Léger et potache dans ses aspects premier, ce manga est une initiation à la folie douce imprégnée de quelques sursauts de rationalité brutale et implacable. Le mélange des genre, remarquablement dosé qu’il est, vous secouera du gosier aux zygomatiques.
Comment dire pourquoi quelque chose vous a fait rire ? Il y a sûrement une explication, car par-delà la mystique du rire, il y a aussi la méthode. C’est un humour typiquement japonais que nous lisons ici, dans toute son absurdité coutumière, mais nous évoquons là un registre comique perfectionné jusqu’à des strates jamais atteintes alors, ni depuis d’ailleurs. L’humour de Pyu to Fuku! Jaguar a quelque chose de frais, de dynamique, tout en étant ordonné et cadré malgré les variables alentours qu’on pourrait croire aléatoires si elles ne visaient pas si juste. Un regard de profane n’y verra qu’un manga porté sur la comédie, mais qui analysera d’où émane le rire découvrira un processus de création génialissime qui vous fera vous attacher à chacun des personnages qui vous viennent.
Peut-être ébahis, nous assistons ainsi à l’exposition d’une série de concepts génialement stupides à moins qu’ils ne soient stupidement géniaux, garnissant l’œuvre d’une pléiade de variétés dans l’exhibition de l’humour. Pas de formule ronflante et monotone, Kyosuke Usuta prend des risques et s’essaye à de nouvelles recettes sans toutefois trahir sa patte de chef. Et ça régale joliment ; on en rit à toutes dents.
Sinon pour le plaisir d’en rire, au moins pour découvrir, Pyu to Fuku! Jaguar s’essaye, se lit et même s’expérimente au moins pour tenir compte d’un élan créatif indéniable dans un contexte purement Shônen. L’originalité trouve ici des voies controuvées et improbables, puisqu’on s’en remet au registre comique, en principe éculé et trop revisité pour ne pas avoir le même goût de ce qui l’a précédé. Et sans rien trahir, sans rien renier, l’auteur insuffle un nouvel élan à l’humour, un élan vital et enthousiaste d’un maître de la mise en scène drolatique. Après qu’on ait écrasé les larmes du long de nos joues crispées par l’esclafade, il faut prendre garde aux coulisses, relire le chapitre avec du recul pour comprendre que tous ces mécanismes n’ont pas été déballés au hasard, mais sont le fruit d’un travail acharné et méthodique qui ne peut s’accomplir que dans la besogne, et donc la douleur. Je ne mesure pas l’étendue des sacrifices auxquelles un auteur, en paraissant œuvrer sans forcer, soit parvenu à faire rire de si longue haleine – sur vingt tomes, rendez-vous compte – sans lasser et sans se trahir. Cette comédie qu’on apprécie tant, cependant déconsidérée à tort car arbitrairement reléguée à de basses ambitions, est en réalité le travail d’un maître. Et le maître, il peut aussi bien me retourner le ciboulot, me faire pleurer ou me faire rire qu’on contribue à épanouir mes horizons par son sens aigu de la saine créativité. Et c’est encore pour ça que Kyosuke Usuta est un grand du manga, qu’il gagne alors à figurer dans le Panthéon des mangakas qui valent indéniablement la peine d’être lus.