Rainbow
7.7
Rainbow

Manga de George Abe et Masasumi Kakizaki (2003)

Fresque du Japon d’après guerre

Ce manga est une œuvre d’autofiction qui nous présente le Japon des années 1950 telles que l’auteur George Abe les a connues. A travers les expériences de six jeunes hommes qui se confrontent aux difficultés de cette époque et les prennent à bras le corps, l’auteur nous dresse un riche panorama des nombreux milieux qu’il a lui-même fréquentés au cours de sa vie : la prison, les gangs de yakuza, le milieu des affaires des marchés noirs aux banques, la restauration, la musique, la boxe. L’auteur s’applique moins à raconter fidèlement comment ça se passait, qu’à restituer l’esprit de l’époque, les sentiments qui l'habitent, les personnalités qu’on y croise.

Les intrigues, les situations et les bastons sont plus réalistes que dans d’autres seinen et des détails laissent à penser qu’elles ont un fond de vérité (qui sait qu’une bière décapsulée ne peut pas servir d’arme, sinon quelqu’un qui s'est déjà retrouvé comme un con avec un goulot à la main ?), mais elles restent très dramatiques et théâtrales. En revanche, j’ai trouvé les personnages principaux et leurs ami·es réalistes parce qu’ils m’ont fréquemment fait penser à des gens que je connais : leurs défauts, leur fougue, et la loyauté inébranlable qui les lie les uns aux autres. “Les pires imbéciles et les meilleurs amis du monde” comme il l’écrit. Le genre de personnes que produisent les milieux où on ne survit qu’à plusieurs, où on se pardonne tout parce qu’on ne serait pas là si on était irréprochable, où il faut être solide parce qu’on a rien à miser en dehors de soi. Où, effectivement, il est aussi de coûtume de rendre ses anecdotes plus dramatiques pour crâner…


L’histoire se déroule en deux temps : la prison, puis le monde extérieur. La première partie est tendue et abrupte, avec des scènes brutales. La seconde partie contient plusieurs arcs de qualité inégale, elle est plus foisonnante et moins rude que la première, on sent que l’auteur s’est attaché à ses propres personnages et les épargne un peu : leur situation, leur altruisme et leurs défauts continuent à les mettre en péril, mais ils s’en sortent mieux qu’ils ne le devraient si le manga était tout à fait réaliste. Plusieurs thèmes sont évoqués sans être traités en profondeur, le manga se concentre sur comment les personnages y font face et n’aborde que superficiellement ce qu’ils ressentent, comme il est attendu dans un manga d’action. Cela permet à l’auteur d’avancer dans l’histoire à un rythme soutenu qui sert la tension qui parcourt le récit, tout en évoquant tous les milieux et les personnages qui font la richesse du récit.

Les dialogues sont ciselés, avec de nombreuses touches d’humour. En revanche, les paragraphes rédigés à la fin des arcs sont négligeables par leur écriture et leur contenu. Ils peuvent éventuellement être utiles comme résumés pour ceux qui ont la mémoire courte ou qui reprennent leur lecture après une pause.

Comme dans tous les mangas dont l’écriture s’étale sur plusieurs années, le dessin, déjà bon au début, s’améliore significativement au fil des volumes. Outre la majorité des dessins dans le style manga classique, on retrouve des paysages qui ont l'air d'être dessinés à la peinture ou au fusain, et des planches dans un style plus pulp parmi celles qui illustrent les combats de boxe.

Il y a une part significative de personnages non-japonais et métis, y compris parmi les figurants, et leurs designs sont clichés mais pas racistes. Par exemple, les cheveux crépus de Jane sont bien dessinés, et sa coiffure excessivement simple fait sens si on tient compte du fait qu’elle a été élevée par des personnes qui ne savent coiffer que les cheveux asiatiques. Quand Joe retourne dans l'orphelinat où il a grandi, les enfants qui s'y trouvent sont majoritairement métis, ce qui fait sens dans un pays qui vient de vivre une guerre.

Cependant il y a plusieurs choses que je regrette dans le design des personnages. J’aimais bien les gueules des personnages principaux dans les premiers volumes, elles collent à leur vécu et à leur personnalité. Mais le choix de leur design final est davantage motivé par des raisons esthétiques que porté par la narration. Ils deviennent beaux, alors que j’aurais préféré qu’ils portent davantage les marques de leur vécu. Personne ne se bagarre autant et garde un visage parfaitement lisse et symétrique, je veux bien admettre que leur médecin est fort, mais il n’est pas non plus magicien. Les femmes ont des visages et des styles vestimentaires différents, mais leurs physiques varient beaucoup moins que ceux des hommes.

Le manga réussit à mettre en scène six personnages principaux, ainsi que de nombreux personnages récurrents, et à tous les mettre suffisamment en avant. Ces personnages ont des qualités sans être des prodiges, ils ont des défauts qui leur posent véritablement problème, et leurs talents ne sont pas innés, mais le fruit de leur travail.

Mario devient fort grâce à l'entraînement de Jimmy, et reste quelqu’un d’impulsif. La beauté de Joe est un avantage pour sa carrière de chanteur, et lui permet d’approcher facilement les gens, mais pas non plus d’obtenir d’eux tout ce qu’il veut. Baremoto a une grande intelligence théorique nourrie par toutes ses lectures, mais reste naïf en ce qui concerne les relations sociales, et à la fin devient un avocat brillant qui ne parvient pas à passer l’examen du barreau (ça fait sens : il a une connaissance du fonctionnement du système judiciaire supérieur à celle des autres qui lui permet de mieux le contourner, mais son savoir n’est pas conforme aux exigences d’un examen). Heitai est toujours en train de s'entraîner, et Suppon saisit chaque occasion d'essayer de se faire de l'argent.

Mais malheureusement, comme il est prévisible avec six personnages, leurs arcs sont de qualité inégale.

L’arc de Kyabetsu chez les yakuza est un des plus drôles, mais Kyabetsu peine à se trouver un rôle dans le groupe une fois que Mario prend sa place dans le duo de force qu’il formait initialement avec Heitai. Heitai est beaucoup mis en avant lors des bagarres, mais son arc est superficiel, c’est le moins développé en termes de personnalité. L'enrichissement de Suppon s’est déroulé de manière trop fluide, son arc aurait été plus intéressant s’il avait eu un défaut à surmonter. Par exemple s’il avait été impatient, ça lui aurait causé des problèmes lorsqu’il est devenu usurier et il aurait dû apprendre à se modérer.

Ce manga passe le test de Bechdel, bien que de justesse. Les personnages féminins récurrents tels que Lily, Setsuko, Megu et Rukiko ont des personnalités marquées et distinctes, et leurs interactions sont marquées par de la bienveillance et du soutien mutuel.

Rukiko avertit Setsuko de la menace qui pèse sur son restaurant, alors qu'elle convoite un homme avec qui elle a été en relation. Lily offre un travail à Megu. Megu et Jane travaillent ensemble à faire tomber celui qui leur a fait du tort.

Il aurait été intéressant de les voir interagir davantage, et avoir plus de conversations qui ne tournent pas autour des six personnages principaux masculins.

La manière dont l’auteur parle des violences sexuelles m’a positivement surpris. Le sujet revient beaucoup mais il est traité sans voyeurisme, surtout pour un seinen qui se veut brutal. Dans l’écriture, les faits sont nommés explicitement mais sans étalement de détails. Dans le dessin, en dehors de l’examen médical du chapitre 1, c’est aussi relativement sobre.

Les abus du docteur Sasaki et de la directrice d’orphelinat sont représentés quelques fois, un dessin pour raconter les faits, puis on ne s'appesantit pas sur les détails. Les abus du père adoptif de Megu sont racontés à l’écrit, mais le dessin se contente d’être implicite. Megu raconte les détails de son calvaire au tribunal et à la presse, mais on ne nous révèle pas plus que la première phrase qui énonce globalement les faits.

J’ai beaucoup aimé la manière dont l’auteur a écrit l’arc où Megu obtient l’abrogation de son adoption. Il met l’accent sur la résilience de Megu et son courage face à l’épreuve que constitue sa confrontation au système judiciaire et à la presse, qui font écho à la résilience et au courage dont les six protagonistes font preuve face à leurs difficultés respectives. Ce parallèle souligne que les mêmes qualités sont mises à l’épreuve dans une baston et quand on confronte son violeur. Quand nos six protagonistes essaient de “sauver” Megu sans la consulter, par la force, ils se font rétamer. Seul Baremoto qui a enquêté sur le bonhomme pour transmettre les informations à Megu réussit à se rendre utile. Megu finit par résoudre son problème, certes avec le soutien de son frère et celui de ses amis, mais en s’appuyant avant tout sur ses propres capacités. L’auteur nous offre de surcroît cette scène puissante à la sortie du tribunal, où son violeur jubile d’avoir été condamné à une peine très légère, mais ses yeux croise le regard à la fois apaisé et déterminé de Megu, et il se fige de peur devant elle parce qu’il comprend à ce moment-là que la justice des hommes lui a fait défaut, mais la justice divine est du côté de Megu, elle le sait, et ça la rend imperméable aux défauts du système et à ses railleries.

De même, j’ai apprécié l’arc de Lily que Suppon voulait “sauver” en lui achetant un bar à tenir, mais l’homme qui finit par l’aider véritablement lui offre un travail qui lui permet de comprendre comment fonctionne une entreprise et de gagner son autonomie financière. Lily finit par acheter un bar par ses propres moyens, au moment où elle a les capacités nécessaires pour le tenir et le rendre rentable.

Je recommande ce manga à toutes les personnes qui comme moi apprécient à la fois les histoires brutalement réalistes et les histoires romanesques et sentimentales, et qui ne vont pas regretter que le manga prenne de plus en plus de liberté avec le réalisme à mesure que le récit avance. Les personnes qui ont fréquenté des milieux similaires à ceux décrits par l’auteur pourront également au moins rire en reconnaissant les similitudes entre les personnages et certains de leurs camarades.

Noxsan
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Créée

le 30 oct. 2025

Critique lue 5 fois

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