Préserver l’Âme Sous la Machine

Ne nous y trompons pas, Rural ! est un ouvrage majeur dans l’œuvre d’Étienne Davodeau. Second volume de ce coffret du réel en trois récits admirablement regroupés, il nous permet de découvrir l’intérêt de l’auteur, derrière la fiction, pour

la marche du monde et les hommes qui y vivent

à travers un long reportage en Maine-et-Loire : la bande-dessinée devient outil d’informations et de réflexion politique et sociale sans que jamais Étienne Davodeau n’y oublie la dimension humaine, humble, des hommes et des femmes qu’il raconte.

Reportage en immersion à la suite de l’insatiable curiosité professionnelle de l’auteur, heureusement tempérée par son respect simple de la pudeur de chacun, le lecteur gagne avec lui la confiance et l’amitié des trois paysans qu’il nous présente dans leur environnement quotidien : celui de leur coopérative de production laitière biologique face à l’implantation prochaine d’une autoroute venant faire barrière entre les différents pôles de leur exploitation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit,

l’irruption irréfléchie de la marche imposée du progrès face aux réalités quotidiennes locales des territoires :

ici, le tracé et la construction d’une autoroute au cœur des campagnes vendéennes, ravageant l’agriculture, l’immobilier, et la vie des gens. Une large partie développe ainsi la dévotion brisée dans l’élan d’une famille dont la maison est menacée par le tracé autoroutier. Le travail narratif ménage habilement, et toujours à propos, le nombre d’informations nécessaires à appuyer la démonstration en cours : sont disséqués les petits arrangements sournois des politiques, les grandes et vicieuses lois du marché aux voies impénétrables pour le commun du peuple, les misérables conflits agricoles d’une France étouffée sous la surproduction agroalimentaire d’immenses coopératives. Parallèle à la fiction, la démonstration rhétorique est toujours à l’œuvre, mêlant avec une intelligence rare l’émotion simple, directe, liée aux personnages et le flux contrôlé d’informations nécessaire à couvrir et enrichir la réflexion sociétale à l’œuvre.

Le dessin s’applique. Étienne Davodeau affirme un style exigeant sous le labeur. Les visages, toujours croqués, le sont sous un trait plus fin qui gagne en expressivité, les décors sont magistralement reconstitués sans jamais dénaturer l’aspect bande-dessinée vive, réactive. De fait l’équilibre de l’ensemble tient là dans cette

distanciation mesurée de la caricature et du réel,

y nait là une partie importante de l’empathie rapide, de la tendresse générale à l’encontre des personnages croisés et suivis. L’illustrateur continue de démontrer une maîtrise globale du rythme dans le montage narratif : l’auteur prend le temps de se lier et de comprendre ses interlocuteurs afin de nous en permettre autant, et cependant le récit reste fluide, parfaitement mesuré. Où la compassion s’étend au fil des discussions, dans lequel l’illustration plonge au-delà de l’œil, les méninges du lecteur face à sa propre compréhension du monde. Où les tensions surviennent parfois sans prémisse quand la violence impromptue des caterpillars fait contraste brut avec la rondeur et la quiétude initialement installée du paysage champêtre, Ouvert et redondant, confortable et simple. Rural. Le travail graphique autour de l’architecture, de ses effondrements, des chamboulements mortifères sur l’ancienne tranquillité de ce coin de campagne, impressionnant autant que toujours pertinent, vient alors dire les désastreuses conséquences immobilières et environnementales de ce monstre de bitume qui campe sous les gravats, les futurs dangers sciemment sous-estimés sur les productions agricoles, et dessine en filigrane

ces puissants bulldozers aveugles sur les vies concrètes,

soudain si fragiles, si volatiles, d’êtres humains nommés, reconnus, amis, et dedans, d’une part de nous-mêmes.

Acheter et manger bio ne devrait pas être une démarche de précaution
individuelle… mais c’est soutenir une idée d’inspiration collective
sur le long terme. Et si vous mangez tous bio, nous produirons tous
bio. Et là, vous vivrez dans un environnement réellement meilleur pour
votre santé.

À la fois édifiante confirmation de l’inexorable marche destructrice du capital sur les territoires et plus qu’agréable reconstitution du réel,

authentique immersion rurale au sein de décors qui disparaissent,

Rural ! puise dans l’honnêteté subjective et librement soumise à l’approbation de ses intervenants pour interroger le citoyen quant à sa place, quant à son éventuelle indifférence ou complicité, face à la machine de gestion de nos richesses et de nos ressources. Incroyablement étayé d’informations contextuelles précises, sans jamais en abuser, l’ouvrage nous éclaire autour de l’histoire récente de l’agriculture européenne, nous invite à

comprendre les enjeux humains derrière l’aménagement du territoire,

nous alarme avec humanité et humilité quant à l’irrémédiable impact de nos innombrables traces irraisonnées sur les sols de nos compagnes et, à plus long terme, sur la permanence fragile de notre environnement. Dans un format idéal pour chercher à partager ses propres interrogations politiques et sociétales, Étienne Davodeau, légitimement, donne son avis, nous encourage à compatir certes, mais pour cela à comprendre d’abord, au plus près des âmes, afin de s’indigner intelligemment, en connaissance de cause, des négligences du capital. La proximité humaine construite au fil des rencontres et de la confiance partagée lui assure l’authenticité : Rural ! est un formidable reportage. Innovant, direct.

Où la confiance et l’amitié font le lien.

Humain.