Shubeik Lubeik, c’est l’histoire d’un gérant de kiosque qui vend à contrecœur des vœux, des entités magiques rejetées par les religions, encadrées et taxées par l’État (et même par des organismes internationaux). Ces vœux peuvent tout faire : guérir, créer de l’argent, ou invoquer des bêtes féroces pour attaquer le village voisin.
Si je m’attendais à des contes aux teintes orientalistes, Deena Mohammed propose en réalité un récit ancré dans une Égypte contemporaine, traversée d’un fantastique discret. Une tonalité qui évoque par moments le réalisme magique sud-américain : la magie n’est qu’un prétexte, un McGuffin pour explorer trois récits sociaux, chacun avec sa propre intensité.
Le premier dénonce l’État autoritaire et la corruption judiciaire à travers une femme qui voulait juste demander une Mercedes. Le deuxième suit un jeune étudiant face à la dépression. Le troisième raconte le destin croisé de deux Égyptiens ayant quitté la Haute-Égypte pour les grandes métropoles du Nord, sur plusieurs décennies. Trois récits presque indépendants, reliés par quelques caméos, qui abordent le vœu sous tous ses angles : religion, commerce, législation, perception et usage populaire.
Le vœu devient une allégorie flottante, tour à tour symbole de l’argent, d’une science ésotérique, de drogue ou même de la « modernité occidentale », dont le flou rend la lecture d’autant plus évocatrice. Et c’est là que Shubei Lubeik, en bon conte, dissèque différentes couches sociales de l’Egypte moderne, sans militantisme forcé, mais avec des messages forts.
Graphiquement, c’est superbe : un noir et blanc sans nuances de gris, entre la précision de la ligne claire et l’expressivité d’une BD orientale moderne, à la Persepolis. Les grands yeux des personnages rappellent parfois le manga, tandis que la mise en page, oscillant entre gaufrier rigoureux et dépouillement de roman graphique américain, donne un rythme efficace à ce récit de plus de 500 pages. Les quelques pages en couleur, rares mais bien placées, apportent une respiration visuelle et narrative bienvenue. Également quelques très beaux panoramas comme cette double page montrant le village du Sud abandonné et l’arrivée au Caire.
Une BD surprenante, intelligente, portée par des personnages imparfaits, mais attachants. Et oui, probablement un peu de ce charme « exotique » particulier qu’offrent les œuvres qui décrivent un monde que je découvre complètement. Une de mes découvertes de l’année !