Les sorties des nouveaux albums de Mathieu Bablet sont devenus les évènements que le public comme moi attends avec impatience. J’ai découvert Bablet comme beaucoup avec « Shangri-la » qui attirait tout de suite l’œil avec sa couverture somptueuse, sa taille imposante et son prix à Angoulême, avant de découvrir ses autres œuvres. J’avais tout de suite conquis par son univers graphique unique et détaillé (bon, sauf les visages) et ses grandes fresques mélangeant l’épique, l’intime et le politique. On a souvent accusé Bablet d’être un mauvais scénariste qui tendait à manquer clairement de subtilité, mais je trouvais que cela faisait quand même partit du charme de ses œuvres ce qui renforçait leur aspect de fables. En somme, un auteur avec ses défauts, mais qui arrivait toujours à nous enchanter avec des propositions fortes et percutantes.
« Silent Jenny », je l’attendais donc avec impatience, sa couverture seule était en elle-même un appel vers l’aventure et l’inconnue. Mais une fois la lecture terminée, mon enthousiasme des premières dizaines de pages s’était quelque peu effacé et remplacé par un mélange de frustration et d’interrogation. Ce nouvel album est certes marquant et m’a de nombreuses fois transportées, mais j’ai eu aussi l’impression que Bablet s’est lui-même perdu et les lecteurs avec, dans ce qu’il cherchait à nous raconter. Avant de continuer la critique, je tiens à dire aux afficionados de Bablet que je ne remets pas en cause la qualité et l’ambition de « Silent jenny » qui est une BD remarquable, mais j’ai quand même besoin d’expliquer l’origine de ma frustration.
« Silent Jenny » brille par son univers qui est extraordinairement riche, mais justement peut être trop riche. Bablet est allé ratissé très large dans les influences et les thèmes abordés et présents. Un univers ravagé par un effondrement écologique qui pourra rappeler aussi bien Mad Max (ou Mortal Engine) de par ses véhicules nomades parcourant le monde, mais peut être encore plus la version manga de Nausicaä de par la thématique des insectes et ses peuples (les mange cailloux m’ont rappelés les maitres vers qui sont eux aussi un peuple pariât de mercenaires masqués aux tenus bariolés). On retrouve à nouveau le motif de la corporation tentaculaire comme dans les deux précédents albums, mais cette fois elle tient plus du symbole de l’absurde kafkaïen avec sa bureaucratie absurde qui oscille entre le burlesque et l’oppressant. Encore une fois on verra des influences diverses : on entrevoit un peu la maison des fous d’Astérix dans cet anecdotique mention du formulaire pour réparer une combinaison, ou certains espaces liminaires des locaux qui semble être un décalqué des backrooms. Enfin il y a surtout l’inframonde, qui est probablement la meilleure trouvaille de cet univers, où la croisée de Jurassic Park et l’aventure intérieur, des aventuriers archéologues nommés microïdes se miniaturisent pour partir dans les interstices des entrailles de la Terre à la recherche des traces génétiques des abeilles qui ont disparus.
Mais c’est là qu’un premier paradoxe apparait : « Silent Jenny » est le plus long album de Bablet et également celui avec l’univers le plus complexe, mais on a pourtant l’impression que tout est à peine survolé. Bablet veux parler de beaucoup de choses : l’écologie, l’aliénation, la dépression, la liberté de choisir de sa mort, comment vivre en société et la liberté… On a l’impression de survoler la plupart de ces sujets car l’histoire ne prend pas souvent la peine de s’attarder dessus. Il y en a en fait bien un sujet qui va phagocyter la plus grande partie de l’histoire et c’est malheureusement pour moi le gros point noir : Jenny la silencieuse. Jenny est le personnage éponyme, une microïde qui est originaire des peuples vivants sur les monades, villes véhicules où les gens cherchent une vie plus libre et proche de ce qui reste encore de la nature. La quête initiale de Jenny pour retrouver les abeilles s’avèrent au final être un prétexte pour ne pas faire face à sa dépression. C’est cette dépression qui va progressivement devenir la thématique centrale de « Silent Jenny ». Cependant je n’ai pas éprouvé la moindre empathie pour Jenny contrairement aux autres personnages. Jenny est dès le début dépressive, et tous les évènements et le monde semble être juste des amplificateurs et pas du tout la cause de son problème existentiel. Cela a pour conséquence de donner l’impression que toutes les autres thématiques et cet univers incroyable n’ont au final aucune utilité si ce n’est que de rester secondaires voir dispensables. On aurait pu suivre le même parcours de Jenny dans un cadre complétement différent que cela n’aurait pas changé grand-chose, elle aurait simplement pratiqué une autre activité extrême pour tenter vainement de se sentir vivante et ressentir de l’adrénaline. Cela est encore plus accentué au moment où l’on se rend compte que ce qui semblait être une intrigue centrale de « Silent Jenny » n’était qu’un McGuffin qui sert simplement à renforcer l’absurdité et l’absence d’espoir de la vie Jenny. On aurait aimé en savoir plus sur de nombreuses choses relatives à l’univers, la colonie microïde du charnier, les autres monades, les mange cailloux, les pénitents, les citadins, la corporation, etc. Mais comme je l’ai dit, on a l’impression de trop plein de par la multiplicité des personnages, lieux, thématiques, pour au final que tout soit à peine effloré. On ressent la passion et le fourmillement d’idées que Bablet a eu mais qu’il n’a pas su complément maitriser. De ce sentiment de trop plein, je pense qu’il aurait peut-être dû faire une série en plusieurs tomes pour tout développer correctement, ou alors plusieurs histoires différentes qui aurait été mieux centrées des thématiques précises.
Au final je ne sais pas vraiment quoi penser de « Silent Jenny » qui me laisse un sentiment ambivalent. Bablet a réussi une fois de plus à me bousculer et me transporter, mais à la manière de la scène hallucinée finale, j’ai l’impression de ressortir d’un rêve fiévreux. Une œuvre qui est marquante mais dans laquelle on se sent à la fois émerveillé, frustré et un peu confus. Il est possible qu’après avoir digéré cette lecture je revois mon opinion dans les mois ou années à venir. J’ai hésité à mettre 6 mais comme cela me paraissait une note un peu injuste je mets une note de 7 qui est en réalité plus proche d’une moyenne de mes impressions parfois contradictoires sur cet album.