Strange Adventures est un comics sorti entre le printemps 2020 et la rentrée 2021 par Tom King, nouvelle égérie de la déconstruction du super depuis quelques années, assisté par deux dessinateurs qui alternent au sein même des chapitres, Mitch Gerads et Evan Doc Shaner. Le titre appartient au label Black de chez DC et, à ce titre, saisit donc l'histoire de son protagoniste, Adam Strange, en-dehors de la continuité régulière, a priori à destination d'un lectorat plus mature.
Strange Adventures partage des caractéristiques fortes avec les travaux qu'effectue King en même temps ; il aura de Rorschah conçu en même temps l'approche méta et assez offensive quant à la forme du comics en elle-même, et il annoncera le space opéra jetant le soupçon sur la fonction narrative qui fera le succès de Supergirl plus tard.
SA, qui reprend le titre original de l'illustré, est construit sur deux lignes temporelles qui progressent en alternance constante le long des douze numéros du titre, chacune illustrée par une approche graphique différente. Dans un trait plus rond et plus pulp, on suivra les aventures épiques d'Adam Strange alors qu'il se bat dans une guerre spatiale sur la planète Rann contre les cruels Pykkts (pas ceux d'Astérix) ; dans un trait se faisant plus moderne mettant en avant des teintes monochromes froides ou agressives, on suivra l'histoire d'Adam et de sa femme sur terre, alors qu'ils ont gagné la guerre – au prix de la vie de leur fille – et qu'Adam vend son autobiographie. Mais il se pourrait bien que les Pykkts ne s'en tiennent pas à cette défaite.
Il est assez difficile de parler en détail sans spoiler du discours que Tom King monte dans un Strange Adventures à la teneur résolument politique pour une BD de super, mais son grand angle se trouve être de tirer un parallèle entre la pratique de la propagande de guerre (ou plus généralement la rhétorique de l'ennemi de l'extérieur) et la manière qu'ont les comics de construire un idéal de puissance chez leurs personnages, qu'ils n'ont pas tant besoin de rendre invulnérables et surpuissants que de rendre légitimes dans leur violence en nous faisant oublier tout contexte matériel qui pourrait conditionner leur action. Le bouquin, dans cette perspective, ne semble pas forcément si neuf que cela pour les aficionados à qui on fait le coup du super jeté bas de son piédestal depuis les années 80 au moins mais King a une façon pertinente de rendre le modèle plus adapté à notre espace médiatique, montrant par exemple notre propension à accepter des discours que l'on sait faux ou tendancieux si on a conscience de la concordance de leurs intérêts immédiats avec les nôtres. King reparle en somme d'un thème plutôt vieux, qui est celui de la nécessité pour le monde d'être habillé de discours qui ont une charge, mais il le fait en intégrant les règles de la communication politique des années 202x qui semblent nettement plus chargées de cynisme quant à cette question, et il trouve sa pertinence et son originalité par là. On n'invente de toute façon jamais rien. Il est intéressant de se dire que, dans cette dimension, c'est probablement à DMZ de Wood que ce Strange Adventures vient ressembler le plus. Et puis, King se saisit, comme il l'a déjà fait ailleurs, de la question d'une manière nettement plus fine et paradoxale que ce qu'on nous proposait dans les années 90 et le gritty, puisque chez lui les pires excès de puissants servent toujours à camoufler des faiblesses intrinsèques qui fragilisent les personnages autoritaires de l'intérieur. C'est une pensée religieuse qui est à la base de cette inspiration, et la citation quasi in extenso du Psaume 31 dans un des chapitres l'éclaire explicitement.
Outre le fait que les bandes dessinées soient directement mentionnées de manière critique dans l'un des derniers épisodes, King renforce sa charge en citant à chaque fin d'issue des brèves phrases d'interviews d'auteurs du golden ou du silver ages, qui tendent à montrer une forme, sinon de négligence, au moins de légèreté et de complaisance face à la valeur que représentaient pour eux leurs travaux, ayant contribué à mettre l'idéal super-héroïque en avant. Tout le monde n'appréciera pas le geste, qui pourra être pris tour à tour comme de l'irrespect ou une forme de crachat dans la soupe de la part d'un type qui a percé, entre divers travaux de plume, grâce à la bande dessinée. Je ne peux pas dire que j'ai été grandement choqué par la démarche mais signalons-le.
Le travail sur la double partie graphique du titre, opposant le rêve des histoires que l'on se raconte à un réel plus acide et plus âpre, n'est pas inintéressant, et force est de constater que, comme dans Supergirl, le titre peut se lire de façon tout à fait agréable et riche comme une aventure spatiale avec une certaine importance donnée à l'action.
J'aime en tout cas, encore une fois, la manière qu'a King de questionner notre rapport à ces histoires comme à leurs figures mythiques, j'aime beaucoup la violence avec laquelle cette question résonne dans ce titre puisqu'on va agiter là des questions de génocides et de crimes de guerre, et plus simplement l'idée de « le perso X va craquer et planter le random perso Y alors que normalement un héros ne tue pas ». Il y a forcément plus de coffre et d'enjeux ici, surtout en miroir de la société ultra impérialiste qui a produit les personnages dont il est question.
Toujours dans le train King.