Je n'avais pas vraiment prévu d'écrire une critique sur cette BD. En fait, je n'avais pas grand-chose à en dire. Je la trouvais efficace, bien menée, joliment dessinée, d'utilité publique, et même si j'avais bien conscience qu'un truc me gênait au fond, je suis passé outre, avant de la ranger une fois terminée.
Seulement, les jours qui ont suivi, elle n'est pas sortie de ma tête. Je savais très bien d'où venait mon malaise, et pourquoi je la ressassais. Mais à force d'y réfléchir, j'ai fini par avoir eu envie de mettre des mots sur ce que me posait problème.


Avant toute chose, il faut parler des qualités évidentes de cette bande dessinée.
Elle est très bien construite. J'entends par-là que son récit est guidé par un sens rare du ludisme et de la mise en scène. La construction de cette histoire est bourrée de bonnes idées éparses qui viennent rythmer l'ensemble, impliquer émotionnellement, et on se retrouve à la lire d'une traite sans avoir vu le temps passer une seule seconde.
Je pense par exemple aux jeux de contrastes dans la construction des cases, aux proportions changeantes pour donner de la force à certaines scènes, à l'usage ingénieux et parcimonieux des couleurs, aux trouvailles formelles qui fourmillent un peu partout, ou encore tout bêtement au personnage du side-kick rigolo, l'ours en peluche Chocolat, qui injecte de l'humour par touches jamais trop lourdes et toujours bienvenues.
Aussi, Sophie Lambda a un sens évident du scénario. Elle sait parfaitement où et à quel moment commencer son récit pour nous prendre par la main, et comment faire évoluer les séquences pour nous maintenir en haleine. A tel point que l'histoire en devient vite très cinématographique, et qu'on se surprend à voir les scènes prendre vie dans notre tête avec une fluidité remarquable.
Enfin, il faut aussi noter l'humour de son auteur, dont on sent parfaitement que les origines créatives viennent de la sphère Internet. Qu'il s'agisse des représentations burlesques voire cartoon de ses nombreux apartés, des références pop-culturelles très drôles qui jalonnent tout le récit, ou encore des insertions variées d'éléments qui façonnent nos quotidiens modernes, comme les sms, les emojis, Instagram, et autres écrans de smartphones, utilisés avec une pertinence remarquable.


Ensuite, il faut parler de la portée pédagogique de cette BD.
Encore une fois, à ce niveau-là, elle est très bien foutue. Le livre est pour ainsi dire divisé en deux parties : d'un côté l'autobiographie, qui relate les évènements sur lesquels Sophie Lambda s'appuiera plus tard pour faire son étude de cas, et de l'autre une analyse riche qui s'évertue à illustrer des comportements précis et à les étudier à travers le prisme de la psychologie comportementale.
Cette seconde partie, plus courte que la première mais malgré tout moins fluide à lire, se veut bien plus explicative et scientifique, alors que l'autobiographie se contentait des anecdotes personnelles et des émotions de l'auteur. Il est question d'analyser le comportement des manipulateurs, et de comprendre, lectures scientifiques à l'appui, les ressorts et mécaniques de ce qui font leurs interactions au sein d'un couple.
Soyons clair : le résultat est limpide, toujours très bien amené avec des exemples et illustrations précis, et en plus de ça, Sophie Lambda a le bon goût de finir son livre par de la documentation et des informations médicales pour aider les personnes victimes de ce genre d'abus. La démarche et la finalité de ce livre sont donc tout à fait louables, et je ne peux que trop le recommander, s'il peut permettre à des gens d'interroger leurs couples actuels ou passés sous la lecture d'un regard plus critique ou informé.


Ainsi, cette BD est bourrée de qualités. Et d'ailleurs, c'est principalement ce que j'en retiens, ses qualités. Seulement voilà, un autre aspect de ce récit me dérange néanmoins. Et je veux parler de l'unilatéralité du regard sur cette histoire.
Avant toute chose, je tiens à dire que je ne me permettrais à aucun moment de remettre en question la souffrance ou l'intégrité de Sophie Lambda dans ce qu'elle relate de ce récit autobiographique. Je suis absolument convaincu que ce qu'elle a traversé est bien réel, l'a considérablement meurtrie, et qu'écrire cette BD fut une thérapie nécessaire à sa reconstruction émotionnelle. Je me suis d'ailleurs beaucoup intéressé à son histoire, j'ai vu plusieurs de ses interviews, et je la trouve aussi touchante que sincère dans sa démarche.
Pour autant, cette dernière me gêne pour trois raisons.


La première, c'est qu'aussi sincère et intègre soit-elle dans son récit, il est limité à un biais nécessaire : son interprétation. Parce que c'est le parti pris de cette histoire. Il n'est pas question de faire une enquête approfondie, de recouper tous les éléments possibles, mais bien de nous livrer une vision de ce qu'elle a vécu, le tout à travers un seul prisme : sa réception des évènements, et sa sensibilité. Je ne dis pas qu'elle se trompe, ou qu'elle a tort sur quoi que ce soit. Je dis que la seule lecture qu'elle a de sa relation est celle qu'elle perçoit, aidée de ce qu'elle sait, ou de ce qu'elle croit savoir.
Et il faut bien l'admettre, ce livre consiste notamment à faire le procès public de son ex-compagnon au travers de ce qu'elle a retenu de leur relation. Il est ainsi dépeint comme un manipulateur, un menteur, pris ponctuellement de pulsions colériques, et s'acharnant sans raison apparentes à plusieurs reprises sur l'autrice.
Là où cette interprétation m'embête, c'est que je crois profondément que la vérité est très souvent plus complexe que ce qu'on croit en déduire, et qu'il m'est souvent moi-même arrivé de juger des gens en n'ayant qu'une vision partielle de ma relation avec autrui.
De plus, en nous racontant son histoire du point de vue de la victime, il devient vite compliqué voire immoral de questionner son interprétation des choses. On aura tôt fait de passer pour un enfoiré sans compassion, ou un masculiniste bas du front qui nie les violences faites aux femmes. Ça n'a pourtant rien à voir avec ma démarche ici. Ce que je veux souligner, c'est que jamais Sophie n'a le fin mot sur les comportements de Marcus. Elle le revendique d'ailleurs : pour se sortir de cette relation toxique, elle a décidé de cesser d'essayer de comprendre les raisons d'agir de cet homme. Pourtant elles existent.
Alors bien sûr, sans doute que Marcus agissait comme ça parce qu'il éprouvait du plaisir dans cette relation dominant/dominée, parce qu'il n'était pas suffisamment attaché à Sophie pour la respecter, ou bien parce qu'il n'éprouvait aucun remord à la voir souffrir. Mais peut-être pas. Nous ne le saurons jamais véritablement, puisqu'aucun psychologue lui ayant parlé, aucun de ses amis les plus proches, aucun membre de sa famille, ni même lui-même, n'aura dans ce livre la parole pour apporter le moindre regard transversal. Les seules personnes dont nous auront le point de vue complémentaire, ce sont d'autres de ses ex. Et sans vouloir être réducteur, je ne suis pas sûr qu'un ex ou qu'une ex soit toujours la personne la plus appropriée pour nous parler objectivement et sans rancune d'un individu.
Peut-être cachait-il des souffrances ? Peut-être refusait-il d'exprimer à Sophie certaines facettes sensibles de sa vie ? Peut-être n'avait-il pas conscience de comment elle recevait certains de ses mots ? Autant de questions auxquelles ce récit ne pourra pas apporter de réponses. Parce que ça n'est pas l'objet du livre. L'objet du livre, c'est le ressenti de Sophie Lambda. C'est comment elle a vécu cette histoire, et comment son égo s'en est retrouvé blessé.


On en arrive donc tout naturellement à la deuxième raison pour laquelle ce récit me pose problème : le portrait psychologique fait de Marcus. Comme je l'ai expliqué, Sophie Lambda n'a que sa vision des choses pour juger le comportement de Marcus. Pour autant, ça ne l'empêche pas de faire un portrait détaillé de ses ressorts comportementaux, et des raisons pour lesquelles il agissait de cette façon.
Après avoir mis fin à sa relation, pour trouver du réconfort et de quoi combler son incompréhension, Sophie s'est tournée vers la littérature scientifique en psychologie. Et on peut dire que cette occupation lui aura apporté de nombreuses réponses. Très rapidement, elle se rend compte que plein d'éléments concordent avec l'image qu'elle a de Marcus. Et, alors qu'elle ne s'était jamais fait cette réflexion, voilà que tout semble indiquer clairement que cet homme est un indécrottable manipulateur.
Le problème, quand on cherche à trouver la solution à ses questions (de surcroît quand on en souffre fortement), c'est que quand on nous propose des réponses, on fait rapidement en sorte de les faire rentrer dans les cases qu'on nous présente, quitte à le faire au forceps. Bien sur les pervers narcissiques, les vampires psychiques, ou les autres manipulateurs décrits par la littérature psychologique sont des profils avérés, glanés auprès de nombreux exemples, et qu'il est tout à fait probable d'en rencontrer à chaque coin de rue. Pour autant, je trouve la démarche de Sophie Lambda, qui consiste à tout prix à faire rentrer son ex dans les cases de ce profil assez peu objective, et oserais-je même dire, franchement peu scientifique. Sous couvert d'humour, et de dépréciation facile de tout ce qu'a pu dire ou faire Marcus, elle semble tout mettre en œuvre pour convaincre son auditoire. Quitte parfois même à faire preuve d'une hypocrisie assez malhabile. J'en veux pour preuve ce passage où elle recopie des messages originaux qu'elle a reçu de Marcus et de l'une de ses amies qui tente de prendre sa défense, et qu'elle s'amuse à railler sous la forme d'une correction de rédaction de français, en s'attaquant au moindre critère susceptible d'être moqué. S'enchaînent alors les raccourcis, les sophismes, et autres détournements dévalorisants, avec à la clé de se servir de cette "analyse" pour attester du statut de "singe volant" de l'une, et de la tentative de "hoovering" de l'autre.
Pour faire clair, voilà que Sophie Lambda, qui n'avait rien compris du comportement de son ex, devient plus psychologue que les psychologues eux-mêmes grâce à quelques bouquins, et a dorénavant la certitude de pouvoir cerner tout de lui. Encore une fois, je ne lui donne tort nulle part. Mais pardonnez-moi si j'ai plus vite fait de faire confiance à un analyste expérimenté et désintéressé dans sa démarche qu'en une ex bien contente de pouvoir prouver que son ancien copain est un enfoiré de manipulateur.


Pour finir, il est un dernier point que j'aimerais aborder et que je reproche à la démarche de Sophie Lambda. Lorsque j'ai fini de lire cette bande dessinée, ma curiosité naturelle et mon goût pour les enquêtes m'ont poussé à faire une chose : tenter de savoir qui est ce Marcus. Après tout, le récit est autobiographique, et elle présente cet homme comme un comédien "un peu connu". J'étais forcément titillé par les nombreux indices qu'elle parsemait tout au long de son récit. Après une heure ou deux passées sur Internet, et en recoupant les éléments de son histoire avec ce que je pouvais trouver ici et là, j'ai fini par avoir ma réponse. Et ce que j'ai déduit ne m'a pas beaucoup plu. Non pas pour la sympathie que je pouvais avoir pour cet homme, que je connaissais effectivement, mais pour ce que j'ai compris de ce que ce bouquin avait fait sur sa vie.
Lorsque Sophie Lambda a sorti son livre, elle avait parfaitement conscience des effets qu'il pourrait engendrer. Ils côtoyaient tous les deux beaucoup de gens, dans des milieux artistiques où les relations sont importantes, et leurs cercles d'amis respectifs étaient forcément larges. Pour quiconque connaît l'un ou l'autre, il est très facile de savoir qui est Marcus. Et j'ai acquis la certitude que cette histoire, et la couverture médiatique qu’en a eu la BD, a eu un impact énorme sur la vie de cet homme, sur la concrétisation de ses projets artistiques, et sur le nombre considérable de personnes qui lui ont tourné le dos. Sophie Lambda ne pouvait pas ignorer que les choses se passerait de cette façon. Et même si je conçois parfaitement que faire ce livre lui a apporté beaucoup de bien, que l'écrire n'était qu'une réponse légitime à une souffrance énorme que cet homme a engendrée en elle, et qu'elle ne l'a sans doute principalement fait pour informer et aider autrui à se prévenir de ce genre d'histoires, je ne peux pas m'empêcher d'apercevoir dans sa démarche, en contextualisant et reliant clairement cette histoire à sa propre vie, un fond de vengeance personnelle. Libre à chacun de se faire sa propre opinion sur cette façon d'agir. Et je comprends, lorsqu'on est blessé par quelqu'un qu'on juge mauvais et lâche, qu'on soit tenté de crier à qui veut l'entendre la vérité sur le visage d'un homme que beaucoup de gens autour de nous connaissent aussi. Mais à titre personnel, j'y vois une réponse assez peu honorable.


Après, Sophie Lambda aura au moins eu la classe de le faire à travers une œuvre d'utilité public, et sans tomber dans le name and shame très tendance sur les réseaux sociaux. Mais cela en valait-il la peine ? Peut-être que oui au fond. Je l'ai dit plusieurs fois au cours de ce texte : ce livre pourra peut-être éviter bien des problèmes à d'autres personnes. L'avenir nous le dira sans doute.

ANOZER
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le 29 avr. 2021

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