Texas Jack
7.2
Texas Jack

BD franco-belge de Pierre Dubois et Dimitri Armand (2018)

(spoiler review)


Publiée voici trois ans, Sykes avait été une excellente surprise dans le petit monde de la BD-western, sinistré par la baisse de qualité notoire des séries mythiques Lucky Luke et Blueberry. Bien que n'étant qu'un one-shot, Sykes racontait une histoire complète, sombre et sans concessions, bien desservie par une esthétique rappelant les films Pale Rider et Heaven's Gate, avec une zeste de fantastique que n'aurait pas renié Jean Giraud pour pimenter le tout. La même année sortait également le tome 1 d'Undertaker, et soudain l'avenir s'annonçait radieux.


À la différence de Xavier Dorison et Ralph Meyer avec leur beau croque-mort, le duo Pierre Dubois-Dimitri Armand n'aura malheureusement pas réussi à tenir la cadence. Ce n'est pas pour dire que leur deuxième collaboration, Texas Jack, est un échec complet. Il y a beaucoup de choses à apprécier dedans, mais ça n'en reste pas moins une déception à mes yeux.


L'album commence sous des auspices très familiers, avec une brave communauté se faisant massacrer par une bande de mercenaires à cheval – mais là où l'ouverture de Pale Rider se contentait de tuer un petit chien, Dubois et Armand n'y vont pas de main morte, c'est le cas de le dire, puisqu'on a droit à de la mutilation d'enfants. Cette extrême brutalité contribuait beaucoup au succès de Sykes, mais elle paraissait alors beaucoup plus organique et en même temps un brin plus pudique. Gunsmoke, le grand méchant de cette nouvelle BD, sème la mort quasiment à chaque fois qu'il apparait, et cela devient lassant dès la sixième planche, lorsque non content de s'être payé les fermiers, voilà qu'il fume un club entier d'industriels. Les balles fusent et on se croirait tout d'un coup dans un Tarantino. La surenchère est vraiment regrettable.


Parlons-en, de ce Gunsmoke. Sykes aussi avait un méchant TRÈS méchant et nimbé d'une aura mystique – il était plus un concept qu'un personnage, et ça marchait. Marchant cette fois dans les plates-bandes de Sergio Leone avec Il était une fois dans l’Ouest, Gunsmoke se voit donner un peu plus de substance lorsqu'il se révèle être une créature de Frankenstein réveillée par un grand patron plus fourbe que les autres mais aussi plus inconscient (qui a les traits de Colm Meaney dans la série TV Hell on Wheels – oh, et l'homme de main de Gunsmoke a le duvet et les cheveux longs de Norman Reedus ! Les références partent déjà dans tous les sens). Tout cela serait bel et bien si au lieu des yeux bleus d'Henry Fonda, Gunsmoke n'avait pas littéralement ceux de Dark Maul !!! Ce que j'entends dénoncer par là, c'est que le personnage n'a aucune humanité, aucune réelle substance, et son patron/ex-patron n'est d'ailleurs pas Gabriele Ferzetti non plus – juste une ordure cupide de plus. Soit Dubois fait de Gunsmoke un symbole, un spectre comme précédemment, soit il en fait un personnage plus réaliste et complexe, mais dans les faits il n'arrive pas à bien mélanger les deux.


Enfin, après ce début un peu raté, on fait finalement connaissance avec le personnage titulaire : inspiré bien sûr par Buffalo Bill, c'est la star et le leader d'une troupe de cirque dont les spectacles se basent sur la Conquête de l'Ouest. Bellâtre et vantard, c'est un gunslinger d'élite capable de toucher douze assiettes lancées en l'air avant qu'elles touchent le sol, mais qui n'a jamais fait de mal à une mouche. Ses partenaires sont Amy (Annie Oakley), jolie rousse à la langue aussi bien pendue que son lasso, Greed (Wild Bill Hickock), un taiseux professionnel de la carabine et Kwakengoo, un Afro-Américain se faisant passer pour un Amérindien (touche d'humour très bien vue de la part de Dubois, je dois dire).


Étant donné leur réputation, le gouvernement américain aimerait bien que les quatre légendes aillent prendre en main le problème Gunsmoke. Sous la menace de voir son business fermé, Texas Jack cède au chantage, et direction le Wyoming. Ses amis et lui sont bien sûr totalement inadaptés à la vie dans les Grandes Plaines, et toute cette séquence du "poisson hors de l'eau" est assez plaisante – le quatuor est assez sympathique et leurs interactions rigolotes.


Leur aventure prend cependant un tour inattendu lorsque, provoqués par des loubards dans un boui-boui sinistre, les quatre fantastiques se font sauver la mise par… le marshall Sykes en personne, toujours accompagné du taciturne Renard-Gris, du sybarite O'Malley et de deux petits nouveaux, Old Booth (un vieux soiffard clairement inspiré par McClure) et le séduisant Deam, eux aussi à la recherche de Gunsmoke. J'avais acheté Texas Jack en ignorant totalement qu'il s'agissait d'un spinoff de Sykes. Très agréable surprise donc, d'autant que pendant une bonne dizaine de pages, la dynamique entre le groupe des showmen et celui des actionmen, contraints de former une alliance de circonstance, est vraiment croustillante.


Sykes méprise bien sûr Texas Jack et tout ce qu'il représente : tout dans l'apparence et rien dans les tripes, le promoteur vénal d'une vision grotesque de la Frontière, et TJ le lui rend bien, ne voyant en l'expéditif lawman qu'une sinistre brute. Autour d'eux cependant, d'autres relations se nouent, notamment entre Anne et Deam. Ce dernier partage l'ironie de son patron vis-à-vis de la star, mais Amy lui rappelle à juste titre que son métier reste dangereux et que contrairement à Deam et Sykes, Texas Jack créée des emplois, rend les enfants heureux et ne ferait pas de mal à une mouche. Jamais l'Amérique ne se serait faite sans la rencontre entre ces deux univers parallèles mais complémentaires, et Pierre Dubois jette un regard lucide et impartial sur ce sujet.


Hélas, s'il maîtrise bien son thème principal, c'est également à ce moment qu'il devient apparent que, comme avec son méchant au début de l'histoire, Dubois n'arrive plus à trouver son équilibre en matière de développement narratif : il en fait toujours trop ou pas assez.


Trop : j'ai déjà évoqué la violence, mais un autre gros problème que j'ai avec Texas Jack, ce sont les dialogues. Ça n'arrête pas de parler, je sais bien qu'ils n'ont rien d'autre à faire de leurs journées à cheval, mais quand est-ce qu'ils reprennent leur souffle, ces gaillards ? Ce serait supportable si les dialogues étaient truculents, mais c'est loin d'être le cas. Le lecteur est constamment balancé entre la gouaille pas drôle d'O'Malley et les effroyables platitudes d'Amy sur la vraie vie, la nature, et patati, et patata…


Pas assez : évidemment, pendant que les personnages parlent… ils ne font rien d'autre ! Il ne se passe rien pendant tout le milieu de l'album, strictement rien ! Le scénariste se paie même le luxe de vendanger une interaction intéressante entre Renard-Gris et Kwakengoo, le Rouge et le Noir, alors qu'il y avait de quoi écrire une BD entière sur ces laissés pour compte de la société américaine naissante ! Eh non, au lieu de cela, on a droit aux amourettes entre Amy et Deam, qui bien entendu attisent la jalousie de Texas Jack, à Sykes qui débat tout seul sur la marche à suivre… au secours ! Où sont les réflexions sur la futilité de leur entreprise, où sont les remords de Texas Jack lorsqu'il finit par prendre une vie, où est l'amitié naissante entre les deux représentants des minorités oppressées ?


Quel gâchis, vraiment… la fin relève un peu le niveau, même si là encore je déplore le traitement de Gunsmoke et de son ancien employeur (lequel devient totalement anecdotique dans les dernières pages), qui auraient vraiment eu besoin d'un peu plus de finesse. La fusillade est impressionnante, surtout la double page qui la commence, et je voudrais en profiter pour dire que le dessin de Dimitri Armand est quant à lui irréprochable du début jusqu’à la fin – que de trognes ! Dommage qu'il ne soit pas au service d'un meilleur scénario.


L'épilogue permet au moins de finir l'album en beauté : ayant perdu sa joie de vivre avec la mort de sa bien-aimée, Texas Jack se sacrifie pour sauver une enfant de l'incendie de son cirque. Les deux univers parallèles dont je parlais tantôt fusionnent enfin : le héros de papier se fait réel défenseur de la veuve et de l'orphelin et écrit lui-même la dernière page de sa propre légende. La boucle est bouclée.


Si seulement le reste de l'album avait été à l'avenant ! Mais encombré par une surenchère de clichés et de violence, le script ne parvient pas à bien utiliser les pourtant nombreux éléments originaux et irrévérencieux qui constituaient son point de départ, préférant les noyer dans des dialogues plats ou moins drôles que leur concepteur ne semble le penser. Mais pour peu que l'on arrive à les supporter, Texas Jack reste une aventure plaisante et très bien dessinée. Une déception, certes, mais je serai le premier à me pencher sur ce que le duo Dubois/Armand nous réserve pour le futur !

Szalinowski
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le 28 janv. 2019

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