Les malheureux qui suivent assidûment mon actualité critique le savent, j’ai cette fâcheuse tendance à juger un livre à sa couverture. Naïf que je suis, prompt à la constante recherche de l’absolue pureté en toute œuvre, j’estime que le fond se doit de se resurgir sur la forme. Aussi, c’était une bien vilaine vitrine que me présentait Chen Mou tandis que ses couvertures peinturlurées faisaient jaillir une nouvelle dose de mauvaise goût à chaque nouveau coup de pinceau porté sur la devanture.

Et pour cause, de pinceau, il n’y en avait point. La colorisation numérique grossière étalée sur quelques esquisses dont les traits avaient été lissés à outrance, d’un simple premier regard porté, me faisaient l’effet d’un crucifix présenté à un vampire. De là, durant longtemps – trop longtemps – je m’étais détourné de The Ravages of Time. Puis, bravant mes a priori, je prenais mon courage à deux mains… pour le laisser tomber brutalement avant de m’enfuir en courant.

Plus de cinq-cents chapitres – soixante douze volumes reliés à la date où je me suis finalement lancé – ça vous calme son homme. Même que ça pourrait l’indisposer à se lancer dans l’aventure. Alors j’ai trépigné d’abord, rechigné ensuite, dissimulé la poussière sous le tapis, et remis ce que je pensais être un calvaire de lecture aux calendes grecques. Puis… il a bien fallu se résigner. Ne serait-ce que pour un jour compléter les critiques accolées aux œuvres compilées dans ma liste des Mind Games en mangas.


Une première inspiration d’abord, j’ouvre la première page et… après plusieurs pages en couleur bien peu engageantes, je constate, surpris, que la carte n’est pas le territoire. Les dessins sont plaisants, esthétisés et très détaillés. Il m’évoquent les dessins de Stratège si ceux-ci avaient été considérablement épurés en conséquence et adaptés au style de l’époque : 2001.


Comme Stratège, The Ravages of Time nous plonge dans l’histoire des Trois Royaumes, période chroniquée peut-être mille fois déjà sur différents supports. Je ne serais pas surpris que la moitié, si ce n’est même les neuf dixièmes des lecteurs de cette critiques aient déjà été familiarisés avec cette histoire aux accès légendaires. Une légende savamment entretenue par le fait que cette période historique fut savamment romancée par quelques manuscrits du quatorzième siècle. Tous ou presque ne connaissons dès lors que trop bien Cao Cao, Liu Bei ou encore la dynastie des Sun. Il est une faction, cependant, qui resta dans l’ombre du récit légendaire pour ne vraiment surgir qu’en toute fin de parcours et éteindre les trois clans sous les coups de boutoir d’un quatrième : le clan Sima. Et c’est sur eux que sera pour une fois placée la focale, tantôt présentés comme les faiseurs d’une histoire dont ils seront aussi les spectateurs et les victimes. Pour qui n’a que trop longtemps été habitué à lire et relire les mêmes chroniques depuis la plume d’un différent auteur, cette seule initiative apparaît salutaire à plus d’un titre. On redécouvre ainsi la légende des Trois Royaumes du fait que celle-ci se lise à présent depuis un nouveau point de vue. De là, les perspectives sont bousculées en conséquence.


L’histoire est d’autant plus modifiée que l’auteur y a implémenté les Guerriers Handicapés, des assassins aux talents quasi-surnaturels qui, dans cette trame, prendront une importance parfois trop démesurée. Car c’est trop souvent à l’aune de leurs massacres que l’histoire se dessine, réécrivant ici la légende pour en faire une uchronie plus fictive encore qu’elle ne devrait l’être.

Liu Bei est présenté ici comme beaucoup plus malin qu’il ne l’est dans les autres œuvres chargées de le représenter. Sa stratégie pour saper la réputation de Dong Zhuo en pillant les villes et en redistribuant et excellente.

J’entends que le révisionnisme a la part belle pour une œuvre qui, d’une part, fait la recension d’un mythe romancé à l’extrême, mais j’ai eu du mal à avaler qu’on fasse passer un eunuque pour la célèbre Diao-chan, responsable de la chute de Dong Zhuo. Certaines libertés sont ici prises pour la finalité d’être prises.


J’avais cru voir en The Ravages of Time une œuvre splendide dissimulée sous l’ombre lugubre de Kingdom, mais de ce qu’on nous narre ici, il y a mille motifs à s’en lasser. L’action perpétuelle pour ne pas avoir à s’appesantir sur les volets stratégiques, l’omniprésence indue de ces ectoplasmes que sont les Guerriers Handicapés venus ravir la trame dans son entièreté, des personnages qui vous tombent sur la gueule en cascade sans prendre la peine d’être développés ou même approfondis, beaucoup de crânerie dans la mise en scène, des tactiques en peau de lapin ; tous ces petits aspects, légèrement rebutants pris un à un, deviennent clairement répulsifs quand on les agrège.


Exception faite d’un dessin qui se magnifie progressivement sur plus de deux décennies de parution, les arguments pour porter The Ravages of Time au pinacle sont finalement assez rares. Toutefois, les raisons de le descendre en flèche sont plus rares encore. L’œuvre manque de tout, mais elle en manque de peu à chaque fois ; ce qu’elle a de fade, cette composition sait la relever par quelques menus artifices qui cachent joliment la misère. Une misère somme toute relative, mais bien présente pour qui sait regarder au-delà du dessin, et avec un recul de plus de cinq-cents chapitres.


Chen Mou, avec The Ravages of Time, feint de ne pas comprendre que l’intérêt porté à la Romance des Trois Royaumes ne tenait pas aux joutes, aux duels ou aux batailles en mêlées, mais aux intrigues de cour, aux alliances qui se font et se défont et aux stratégies retorses. Kingdom avait l’intelligence de savoir mêler les combats absurdes – car il en est question ici, même s’ils sont mieux rapportés graphiquement – pour y agréger la juste dose de stratégie et de batailles strictement politiques. C’est d’ailleurs quand ces deux derniers éléments ont commencé à pécher que l’intrigue est devenue progressivement moins digeste à mesure que les volumes se succédaient. The Ravage of Times n’a quant à lui pas connu la décadence car il n’a véritablement jamais frayé avec la grandeur pour ce qui le compose. Ce titre, que je croyais une gemme sous-estimée en occident, est finalement sous-estimée à dessein pour le peu d’éléments qu’elle a à nous apporter, et sur le temps long qui plus est. Elle nous les apporte bien, ses mérites, mais elle ne nous les apporte en portions congrues.


À lire The Ravages of Time, on ne déplore que mieux l’absence de postérité de Sangokushi en nos contrées. Car ce manga, lui, n’avait pas droit à quelques dessins somptueux – mais finalement assez froids – pour lui paver le succès. En adaptant avec un certain littéralisme la Romance des Trois Royaumes, c’est-à-dire sans excès ni afféterie d’aucune sorte, le rendu était finalement plus acceptable. Comparer les deux œuvres, ainsi, m’enjoint d’une part à vous envoyer lire Sangokushi, et à admettre que présenté à ce cas pratique, le classicisme l’a emporté sur une innovation maladroite bien qu’élégante dans ce qu’elle avait de cosmétique à nous montrer. The Ravages of Time était alors une de ces œuvres où, passé un certain cap de déception, nous amène à penser d’elle qu’elle aurait pu être quelque chose, et qu’il s’en était fallu de peu pour que la consécration ne soit méritée.

Josselin-B
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le 21 juil. 2023

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Josselin Bigaut

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