Historie
8.4
Historie

Manga de Hitoshi Iwaaki (2003)

L'Odyssée 2 : Ulysse contre-attaque

Ah. Alors comme ça on entame sur Aristote et la rotondité de la planète Terre ? On peut. C’est juste que j’ai comme des souvenirs qui me reviennent et qui m’assaillent. Et à cette occasion, je pourrais même perpétuer et prolonger les petites piques d’histoire qui parsemaient déjà une précédente critique. Mais je me garderai bien de remuer le couteau dans la plaie.

À qui je vais faire croire ça… je me contenterai simplement de dire que contrairement au mythe Al Andalus, le savoir antique des Grecs – et donc d’Aristote – nous est parvenu par l’entreprise de l’abominable et ignominieuse Église catholique. Lire ou relire Aristote au Mont Saint-Michel de Sylvain Gouguenheim pour savoir qui a perpétué les savoirs antiques ignorés par des historiens en toc.


Ces considérations pédantes mises de côté, permettez-moi – et même obligez-moi – d’aborder ce que Historie a à nous offrir. Nous sommes immédiatement jetés dans le vif de l’action, mais une action comme seul Hitoshi Iwaaki peut la relater. Il n’y a pas d’effets de mise en scène, l’auteur paraît s’y refuser par principe. Le tumulte s’agence dans une relative quiétude, toujours avec une certaine légèreté empreinte parfois - et même souvent - d’une dose de fatalisme qui tait son nom.


Les personnages se présentent entre eux et pas au lecteur. Il est rare qu’une narration se montre subtile à ses prémices quand il s’agit d’introduire ses protagonistes. Elle prend le temps, non pas de faire les choses, mais de s’assurer que les choses se fassent d’elles-même. Le récit a l’air de couler naturellement du bout du stylo de son auteur sans que celui-ci n’ait à construire quoi que ce soit. C’est à ça qu’on mesure la maîtrise d’un dessinateur doublé d’un scénariste. Cette mesure, ce temps passé à laisser les choses se faire, je le loue pour les premiers volumes. Mais ce procédé de narration, je le maudirai dès lors où il sera question pour moi d’aborder ses planches comptant parmi les plus récentes, là où rien où presque ne s'y déroule plus.


Quelque part pareil au schéma narratif de Berserk, Historie nous présente Eumène au présent pour longuement s’appesantir sur son passé – pas mal brodé pour l’occasion – et nous ramener là où l’intrigue nous l’avait laissé. Il est jeune, mais ce fut un long périple que le sien. Et puis, l’histoire, avec laquelle l’auteur prend ici des libertés délibérées, l’a retenu comme un brillant stratège, il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il nous épate de par sa ruse. La métis grecque s’affirme et se confirme, on est loin du sens de l’astuce roublard et sournois qui se rapporte aux jeux d’esprit contemporaines.


La métis ne sera cependant pas le cœur de l’œuvre et ne s’apparentera pas même à un organe vital passé le tiers de ce qui nous sera permis de lire. Passé les modestes péripéties militaires dont on aurait aimé qu’elles soient prolongées dans le fil du récit, l’histoire prend le pas. Une histoire qui plaira peut-être aux érudits mais qui, malgré l’absence d’affabulations, me paraît néanmoins trop romancée par instants. Je ne parle pas de cette romance grandiloquente, simplement de cette liberté dans la rédaction des caractères de ceux qui étaient les plus grands esprits de ce siècle présentement relaté. Avec Historie, il n’y a pas de fausse note, mais il n’y a pas non plus de symphonie.


L’histoire est pourtant captivante puisqu’elle justement faite de l’Histoire sans y projeter un regard contemporain et donc profane. On nous épargne ainsi la litanie coutumière sur l’esclavage. D’ailleurs, c’est en venant en aide à un esclave que tout a changé pour Eumène. Sa vie n’a alors pas pris le tournant qu’il espérait en exerçant ainsi sa mansuétude.


Le passage où Eumène se retrouve démuni de son statut pour finir esclave dans sa propre demeure est foncièrement douloureux, mais sans jamais céder au pathos ou au misérabilisme. Pas de Dickens lancinant, le personnage surmonte sa condition malgré la souffrance et l’adversité. Jamais ou presque les larmes ne perlent. Et pourtant, il y a matière. Mais il y a aussi un revers à la cruauté de cette situation alors que quelques attentions anodines paraissent plus importantes qu’une amitié sincère. La relation d’Eumène avec Charon notamment fut décidément riche d’intérêts. Sans avoir à dessiner de trop ou à écrire beaucoup, Hitoshi Iwaaki sait amener l’humain au centre de ses écrits, quels qu’ils soient. Il y a de quoi vous tirer quelques larmes. C’est une force qu’ont bien peu de mangakas, ceux-là ayant pour la plupart une approche superficielle ou pompeuse du genre humain.


L’arc du village de Paphlagonie établit un tout nouveau cadre et prête le flanc à l’astuce ainsi qu’à la tactique militaire. Il s’agit du véritable point de départ d’Eumène le stratège après ses premiers tourments. La bataille, sans artifice ni héroïsme mal placé, dans la plus pure tradition de la métis grecque, aura été simple et superbement narrée sans qu’un détail ne soit omis. Le nombre limité d’effectifs aura permis cela sans peine. On retrouve dans ces chapitres les fibres même qui avaient tressé le premier arc de Stratège. Rien n’est spectaculaire, tout est précis et millimétré sans qu'il ne soit besoin d'en rajouter. La pudeur et la mesure, toujours, sont les deux jambes sur lesquelles galope l’habituelle mise en scène d’Hitoshi Iwaaki. On ne peut que trouver matière à s’en régaler.


Le rôle de secrétaire d’État accordé à Eumène tombe parce qu’il doit tomber, que l’histoire ou plutôt l’Histoire se doit d’avancer suite à la rencontre avec le roi de Macédoine. Ce n’est pas seulement que cela apparaît forcé, mais donne l’impression qu’il n’existait aucune étape intermédiaire entre le départ de Cardia et cet état de fait. Le prestige semble lui être tombé dessus tout d’un coup.


De là, ça vivote. Eumène fait son trou et s’enlise doucement. L’aventure se suit sans avoir à se forcer, mais il ne se passe pas grand-chose et la biographie d’Eumène de Cardia chemine en traînant des pieds, ce qui allonge un récit dont les parutions sont assez rares car bi-mensuelles. Et ce récit, qui prend son temps avec peut-être trop de lenteurs indues, devient moins intéressant alors qu’il se disperse pour sinuer dans le sillon serpentin du prince Alexandre. Le personnage, en plus d’être remarquablement insipide, nous détourne trop souvent et trop longtemps de l’histoire d’Eumène qui, jusqu’à présent se suffisait amplement à elle-même. De là, la partition d’Alexandre dans l’intrigue ne se conçoit pas comme en plus, mais en trop.


L’histoire continue de s’écouler comme un ruisseau paisible. Les volumes s’enchaînent sans qu’on ne les ait vu passer et pourtant, il n’y a ni action, ni même d’excès de réflexion. À aucun moment le récit ne cherche à impressionner son lecteur : il raconte, voilà tout. Un regard rétrospectif me conduit à considérer cette lecture de manga comme je n’en ai jamais considérée auparavant. Hitoshi Iwaaki, avec tout la réserve et la maîtrise de son écriture, nous berce dans une trame apparemment lente qui, avec du recul, a pourtant évoqué énormément en peu de temps. La notion même du temps nous échappe à la lecture.


Mais voilà, il y a Alexandre. Alexandre et ses névroses, Alexandre et son histoire familiale. Ce personnage aurait pu être si intéressant tant il était ici peint à rebours de ses habituelles représentations dans la fiction. Il n’est pas tant fautif que ne l’est la reine Olympias, mais l’un et l’autre sont résolument liés par l’intrigue et l’un ne saurait être exonéré sans l’autre. La double personnalité d’Alexandre est une tache grossière sur une œuvre qu’on aurait voulue immaculée. La liberté prise avec l’histoire est totale, comme cela a pu s’accepter avec Vagabond. Mais Héphestion, évacué de l’histoire pour devenir une personnalité d’Alexandre le Grand… difficile de tourner le regard quand quelque chose d’aussi ignoble s’agence et s’agite sur les pages d’un manga qui avait tout pour plaire.


Le rythme de l’intrigue s’orchestre avec brio. Les courtes ellipses qui égrainent les années pour mieux marquer chaque étape de la vie d’Eumène et du royaume de Macédoive adviennent à point nommé, souvent quand on ne les attend pas ou bien, lorsqu’on ne les attend plus.

Même la guerre – car il en sera finalement question – paraîtra détendue, avec un regard distancié, presque bon enfant ; soit une hauteur de vue propre à un stratège. Sous la plume légère d’Hitoshi Iwaaki, même l’Armaggedon a des relents paisibles. L’adversité est bien là pourtant, mais elle ne s’agite pas impétueusement pour susciter une impression de détresse. Sans jamais d’hystérie ou d’élan passionnel mal placé, les personnages, en adultes, décident des tactiques militaires et agissent en conséquence. La narration place une focale froide et objective sur les deux camps, sans jamais qu’un gentil ou un méchant n’émerge ; il y a toujours deux factions et deux intérêts. Des intérêts parfois discutables de part et d’autre, des intérêts néanmoins. Les vaincus sont réduits en esclavage sans qu’un sanglot ne se fasse entendre dans la narration. Ainsi étaient les lois antiques, et aucun regard anachronique n’est porté sur cet état de fait. Qu’il est bon de lire un récit dépourvu de la moindre trace de moraline.


Les incidences politiques et diplomatiques, inévitables quand il est question de conquête, ont la part belle. Les adversaires qui en découlent se multiplient alors et une rencontre militaire à Athènes vaut bien une incursion à Scythe dans la foulée. Ainsi Macédoine se résume ; une défaite éclipse une victoire aussitôt qu’une victoire fait oublier une défaite. Jamais linéaire ou prévisible, Historie, vogue sans une éclaboussure sur un fleuve calme et limpide où pas un remous désobligeant n’est à observer. Exception faite de ce brave Alexandre…


Les luttes politiques intestines à l’intérieur de Macédoine sont un délice. Elles rappelleront les belles heures de Kingdom quand Ryofui était encore une menace crédible. Les missions diplomatiques y étant corrélées et établies par Antipater sont aussi passionnantes que les batailles. Toujours avec ce même sens du feutré dans la mise en scène.

Antipater qui, s’il paraît être une figure antagoniste, ne l’est que du fait que la focale soit placée sur Eumène. Les deux tirent en réalité dans la même direction, mais l’un se trouvant derrière l’autre, une balle perdue est vite arrivée. Antipater a été un pilier de l’Empire de Macédoine et aura lutté âprement contre les ambitions folles d’Olympias. Toute décision n’est qu’affaire d’intérêt. De bons ou de mauvais, mais d’intérêts seulement.

S’il cherche à sacrifier Eumène lors de sa mission à Athènes, c’est afin d’éviter que qui que ce soit n’ait vent de la manigance. Il en allait des intérêts de Macédoine. Melanthios fut une excellente surprise. Amenée toute en fraîcheur, sans fan-service d’aucune sorte et avec une émotion dans la retenue. J’aurais cependant aimé connaître la manière avec laquelle il est parvenu à Athènes.

Alexandre sait retrouver ses lettres de noblesse sur un champ de bataille. Il y est héroïque mais sans emphase ni trop d’exagération. La manière dont il perturbe une formation à lui seul est d’autant plus crédible que les notes historiques d’Eumène en attestent. On se plaît décidément à le voir l’arme à la main. Sa nonchalance trouve ici sa place dans être prétentieuse alors qu’il doit ses mérites guerriers à l’acuité de son jugement avant même qu'à ses prouesses martiales.

La réflexion d’Eurydice sur la liberté, en deux phrases, aura dit davantage et même bien mieux que d’autres en plusieurs volumes de temps. L’art de la synthèse et de la pertinence, y’a que ça de vrai… dit-il en écrivant une critique de plus de 2000 mots.

Même l’histoire d’amour, écrite avec ce qu’il faut de réserve et de pudeur là encore, trouve une place appropriée dans le récit sans jamais rien occulter. Là encore, les intérêts de la politique s’en mêle. Pas question de bons sentiments ; pas question de rejouer la guerre de Troyes quand on en connaît les conséquences.

On se surprend même à apprécier les personnages supposés détestables. Je me suis réjoui qu’Olympias échappe à son sort… pour le regretter amèrement peu de temps après. Mais, comme l’auteur, moi aussi je prends mon temps pour faire les choses bien.


Guerre, politique, diplomatie, amour, complots, combats, discussions profondes, c’est en ces termes qu’on écrit l’une sinon la meilleure fiction axée autour d’un pan de l’Histoire, en articulant méticuleusement la fiction avec le récit historique et y agrémentant ce qu’il faut d’artifices – jamais trop – pour rajouter du corps à ce qui avait déjà des tripes. Le révisionnisme a la part belle, notamment pour ce qui concerne Pausanias, mais on s’en accommode alors que ces écarts relèvent l’histoire au détriment de l’Histoire. La variété est au rendez-vous et ne déçoit jamais. L’œuvre, en effet, se décline sous mille angles différents pour nous offrir un somptueux portait détaillé qui aura mis le temps à se peindre et qui se dessine toujours.

Les derniers chapitres sont frustrants alors qu’ils offrent que peu de contenu pour une série bimensuelle. Mais ils ne sont qu’un creux avant un rebond prochain. On y revient sans arrêt à Historie, mais on se laisse toujours cinq ans ans entre chaque nouvelle lecture pour rattraper la parution.

Josselin-B
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Créée

le 22 avr. 2023

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Josselin Bigaut

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