Je crois qu'il était temps de me mettre au travail. Évidemment, huit ans pour se lancer dans un nouvel album, ça peut sembler honteux, comme si, en tant que créateur d'un univers, j'avais le devoir absolu de le maintenir en vie par des soins constants ! Bob (1) et Jacques m'ont suffisamment cassé les pieds ces dernières années à propos de cette lenteur qui les mine ! Je les comprends mais, à mon âge, j'ai décidé de me faire entièrement plaisir...

Il me semble avoir tout raconté sur Tintin et ses amis. C'est un sentiment qui m'avait déjà traversé au milieu de ma carrière, quand de grandes vagues sombres noyaient mon esprit dans une éternelle dépression. Mais j'ai repris foi en mes personnages. J'ai évolué, tout en gardant intact, je crois, ce qui fait l'essence de mon travail, cette étincelle qu'aucun de mes collaborateurs, malgré tout leur talent et leur savoir-faire qui dépasse souvent le mien, ne pourra jamais faire vivre après moi. Ainsi, mes derniers albums ont tenté de raconter autre chose que les aventures merveilleuses de ma jeunesse. C'est un regard plus posé, plus mature je crois, sur la magie et les illusions de l'enfance qui doivent laisser place à quelque chose d'autre en grandissant. Oui, Tintin a grandi. Ho, pas beaucoup, mais suffisamment pour que son évolution fasse sens. Le personnage que j'ai inventé pour "Le pays des Soviets" avait environ 14 ans, l'âge d'un boy-scout dans ma Bruxelles natale. Mon Tintin actuel en a 17 (2), c'est presque un homme, à présent, et s'il est toujours resté le même, même mental, même coeur, son comportement s'adapte irrémédiablement à la fuite du temps.

Je ne peux plus me contenter de faire courir ce jeune reporter à travers le monde comme un redresseur de torts infantile. Je n'ai plus de monstres à combattre. Tintin protège ceux qu'il aime avant tout, il ne cherche plus à bouleverser l'ordre des choses. Mes héros n'avaient aucun ennemi au Tibet, pas plus que dans les "Bijoux de la Castafiore" et leur aventure du Vol 747 a purement et simplement été effacée de leur mémoire ! J'ai donc décidé d'aller plus loin avec ce nouvel épisode et de faire place au changement dans "Tintin et les Picaros": le jeune héros va jusqu'à refuser d'accompagner le capitaine et le professeur Tournesol, ce qui provoque sa plus longue absence dans un album depuis le début de ma carrière ! Et puis, toutes ces petites nouveautés qui viennent miner le déroulement de l'aventure: le capitaine ne supporte plus l'alcool, Tournesol est plus conscient et plus impliqué que d'habitude dans l'aventure et, bien sûr, Tintin lui-même est plus moderne puisqu'il conduit un scooter, pratique le yoga et a enfin troqué son vieux pantalon de golf contre une paire de jeans ! Les puristes vont s'insurger, c'est certain, mais je m'en moque ! L'important, c'est que je me suis véritablement amusé avec cette nouvelle aventure, condition sans laquelle je ne l'aurais tout simplement pas écrite... Je pense qu'un héros qui ne s'adapte pas est un héros condamné. Ma vie et les tempêtes qui l'ont traversée me l'ont déjà prouvé autrefois.

Comme d'habitude, je me suis inspiré de l'actualité pour bâtir mon histoire. En tout premier lieu, l'assassinat, au Chili, du président Allende lors du coup d'état du général Pinochet, il y a trois ans, en 1973. Il y a aussi des allusions à l'affaire Debray, condamné à mort en 67 et finalement libéré, ou encore la révolution cubaine dont l'ombre plane sur les Picaros d'Alcazar. Bien entendu, le fond politique a encore été extrapolé par des intellectuels aussi perspicaces que les Dupondt: selon certains gauchistes, reconnaître dans une bande-dessinée que les multinationales occidentales se servent des révolutions sud-américaines et que les dictateurs puissent se faire aider par les services secrets communistes, à l'instar de Pinochet, est une attitude de fasciste (3) ! Quelle originalité ! Ce sobriquet m'avait presque manqué depuis la dernière fois qu'on me l'avait alloué... Sauf que Tapioca n'a rien d'une caricature directe de Pinochet et que le colonel Sponz est plutôt une critique des criminels de guerre nazis que l'Occident a laissés fuir en Amérique du Sud. Hé, bien ! Qu'ils continuent de voir le Diable dans chacune de mes vignettes, si cela les amuse ! J'ai laissé derrière moi le temps des leçons de vie politique... Je n'adhère plus à aucune vision d'esprit particulière depuis bien longtemps, j'ai bien trop peur de me laisser enfermer dans des dogmes dépourvus de sens. Je pose un simple regard sur le monde, un regard humain, je l'espère. Je n'épargne personne mais c'est fait sans hargne aucune: je cherche avant tout à divertir, pas à moraliser. Le sort du San Théodoros entre l'arrivée de Tintin et son départ, n'a pas changé. Le pays est toujours aussi rongé par la pauvreté et la valse des dictateurs n'est qu'une mascarade dont le carnaval du final de l'album en est la représentation la plus explicite.

Le disque de la marche du monde est rayé, mais mes personnages s'ouvrent à de nouveaux horizons, de nouvelles contradictions. Étrangement, peu de critiques ont souligné la trahison de Pablo alors même qu'on m'a si souvent accusé de livrer des personnages archétypaux, monolithiques. Je crois que ce micro-évènement renferme bien plus de clefs sur mon univers et la direction que je compte lui faire prendre que tous ces bavardages stériles que j'ai l'habitude d'entendre sur mes convictions politiques. Pourquoi un tel comportement de la part de ce personnage après ce que Tintin et lui ont vécu dans "L'oreille cassée" ? Les Hommes ont en eux, selon moi, cette part d'absurde qu'aucune philosophie ne pourra jamais décortiquer. La trahison d'un ami est une révolution aussi importante que celles des hommes de pouvoir, et la vie intime de mes personnages, mon véritable nouveau credo.

Puisse mon prochain album vous surprendre: ce sera le signe que, une fois encore, je me serai bien amusé et que l'usure du temps aura, une fois de plus, été vaincue.





1) http://www.naufrageur.com/1bobdemoor.htm
2) http://www.lexpress.fr/culture/livre/bd/tintin-s-explique_479047.html (interview de Tintin !)
3) http://www.myspace.com/video/quiestce/herg-propos-de-tintin-et-les-picaros-sous-titr-fr/105932993 (vidéo de Hergé)
Amrit
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le 17 août 2012

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