Je suis novice, pour ne pas dire ignare, en bande dessinée. J’ai bien lu des classiques de la BD franco-belge, enfant (Les Schtroumpfs, Astérix, Tintin...), mais c’est à peu près tout, et ce ne sont pas des BD qui détonnent par leur inventivité, narrative ou esthétique. Permettez-moi donc d’admirer et apprécier la fantaisie et la liberté formelle de Toutes les morts de Laila Starr.
En Inde, la déesse de la mort est virée par son boss, le principe divin supérieur, car va naître chez les humains un certain Darius Shah, destiné à inventer l’immortalité (littéralement “Roi Darius”, on a bien compris la référence perse). Au chômage presque technique, elle s’incarne dans le corps humain de Laila Starr, une jeune femme solitaire qui vient de mourir. Coup de bol, Laila Starr est décédée dans le même hôpital que celui où Darius vient de naître. Elle s’approche pour le tuer et récupérer son job... mais renonce. Car tuer en étant humaine, ce n’est pas la même chose que tuer en tant qu’être divin (on est obligé de le croire, faute de vérification possible).
Contrairement aux habituels récits de dieux découvrant la vie et la mortalité, notre condition commune, à travers des péripéties, un voyage initiatique et compagnie, Laila Starr (la mort, donc) va profiter de sa double-condition pour discuter avec un fantôme hantant un hôpital, un corbeau funéraire, un temple chinois à l’abandon... D’autres êtres hybrides, comme elle, à la frontière du vivant et du mystique. Surtout, elle va accompagner Darius tout au long de sa vie : enfant, elle le réconforte à l’enterrement d’un ancien domestique qui était son ami ; jeune adulte, quand il vient de perdre son meilleur ami et de se faire larguer... Ces scènes de dialogues sont particulièrement touchantes. Heureusement, Laila est amie avec Pra, le dieu de la vie, qui la ressuscite au besoin. Comme une tragédie classique, c’est en cinq chapitres, et la fin n’est pas grandiloquente comme on pouvait le craindre. La grande question (que je ne divulgâcherai pas) étant évidemment de savoir si Laila va empêcher Darius d’accomplir son destin.
L’ensemble du récit est soutenu par les très beaux dessins de Filipe Andrade, qui nous plonge dans une Inde contemporaine loin des clichés orientalisants, avec notamment un travail sur les couleurs tout à fait remarquable. Je retiendrais une case en particulier : lors de l’enterrement où elle rencontre Darius enfant, Laila discute avec un corbeau spécialiste en rites funéraires qui lui explique que les cendres des défunts sont dispersées dans la mer, qui contient alors les esprits des morts. Elle suit la procession dans l’eau, elle, la déesse de la mort, et se trouve alors saisie par des esprits vengeurs qui l’attirent dans les abysses. Elle en est sortie par le corbeau, et réalise qu’elle vient de mourir. Et toute la BD est remplie d’inventions oniriques et poétiques de cet ordre-là. Superbe.