Toujours aussi peu sensible aux autres, je vois.

Ce tome est le quatorzième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Il comprend les chapitres 128 à 136. Comme le tome précédent, celui-ci se termine avec une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les tomes précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant


Alors que les 2 derniers chapitres du tome précédent constituaient déjà un retour en arrière, consacré à Kohei Tsujikazé, tout ce tome constitue un autre retour en arrière consacré à l'enfance de Kojiro Sasaki. Le premier chapitre commence en 1583 (17 ans avant la bataille de Sékigahara), alors que le rônin Jisai Kanemaki contemple l'océan, en lisant une missive. Sukeyasu Sasaki, un ancien étudiant, lui annonce qu'il lui envoie son fils nouveau-né pour qu'il en prenne soin.


Jisai Kanemaki s'apprête à se laisser mourir car il a perdu toute raison de vivre. Mais en apercevant le frêle esquif qui porte le nourrisson sur les flots, ainsi que les vagues déchaînées qui menacent de l'engloutir, il se jette à l'eau pour le sauver. Le moins qu'on puisse dire est que Jisai Kanemaki n'est pas préparé à prendre en charge un être qui dépend entièrement de lui pour sa survie.


Takehiko Inoué prend son lecteur au dépourvu en empruntant un chemin de traverse par rapport au roman d'Eiji Yoshikawa et en développant l'enfance de Kojiro Sasaki. Cette option narrative confirme le fait que l'auteur a acquis l'assurance nécessaire pour prendre assez de distance par rapport au matériau original, et raconter l'histoire à sa façon. D'un autre côté, ce choix ne constitue pas une si grande rupture. En effet dans les tomes précédents, le lecteur avait pu constater qu'Inoué a à cœur de donner de l'épaisseur à tous les personnages, à commencer par Miyamoto Musahsi (et Matahachi Hon'Iden), mais aussi à tous les bretteurs que Musashi combat, de manière à ce qu'ils ne soient pas réduits au simple rôle d'ennemi générique, de chair à canon (ou à katana) sans identité, sans personnalité.


Plus surprenant, l'auteur ne s'attache pas tant à l'histoire de Kojiro Sasaki, qu'à celle de Jisai Kanemaki. C'est assez surprenant car le lecteur espérait apprendre pourquoi Kohei Tsujikazé s'était déclaré vaincu par Kojiro Sasaki dans le tome précédent (et non par Musashi). Le lecteur s'en remet donc à Takehiko Inoué, avec d'autant plus de bonne grâce que ces capacités de narrateur sont toujours enchanteresses. Dès les premières pages, le lecteur voit Jisai Kanemaki errer sur la plage, il peut sentir la granulosité du sable sous ses pieds, ainsi qu'admirer la surface mouvante et miroitante de l'eau sous le soleil. L'artiste (et ses assistants) effectue un incroyable travail pour représenter les textures du sable et de l'eau, avec une minutie maniaque, sans pour autant obérer la lisibilité.


Tout au long de ces chapitres, les mouvements de la mer sont à l'unisson des actions sur la plage, ou de l'état d'esprit des personnages. La représentation de l'eau est remarquable en tout point, rendant compte du déplacement des vagues, de leur force, de leur équilibre fragile, du reflet de la lumière. Le lecteur peut également contempler la rugosité des rochers, érodés par l'eau de mer. Il peut voir la fragilité de la construction en bois qui sert de masure à Jisai Kanemaki


Mise à part la brève apparition de Takuan Sōhō, Takehiko Inoué ne met en scène que des nouveaux personnages, qu'il crée donc pour l'occasion. Le lecteur est impressionné par la qualité des dessins qui donnent à tous ces personnages une forte identité visuelle. Le visage et le langage corporel de Jisai Kanemaki montrent à quel point il est fatigué, dans une phase de dépression, qu'il a renoncé à se battre.


Takéhiko Inoué représente Kojiro Sasaki comme un véritable nourrisson, sans chercher à le dessiner de manière mignonne ou de manière simplifiée. Le couple dont la femme accepte d'allaiter le nourrisson est tout de suite attachant, avec la bienveillance qui émane de leurs silhouettes. Le vieux du village impressionne par son visage ridé, sa frêle carrure et son regard impénétrable, mais vaguement inquiétant. Takuan rayonne de bienveillance matoise comme à son habitude.


L'artiste impressionne également grâce à ces séquences muettes parfaitement conçues et découpées, qui mettent en lumière l'état d'esprit des personnages concernés. Le lecteur peut ressentir toute la rage et la frustration de Jisai Kanemaki alors qu'il sabre les vagues. Il constate la concentration de Kojiro en train de l'observer. Il peut observer l'opiniâtreté de Kojiro, pour conserver son sabre trop long. Il s'agit d'une expérience de lecture totale dans laquelle l'artiste montre avec clarté (au lieu d'asséner des phrases explicatives) les éats d'esprit, même les sentiments et les sensations les plus fugaces.


Bien qu'il soit immédiatement emporté dans une narration exquise, le lecteur s'interroge quand même sur la pertinence de ce tome dans l'histoire de Miyamoto Musashi. Pourquoi accorder tant de pages à Jisai Kanemaki ? La réponse s'impose en repensant aux tomes précédents. Le cheminement spirituel de Musashi progresse avec sa réflexion sur la nature du métier qu'il a choisi et de l'objectif qu'il s'est imposé (devenir le meilleur). À l'évidence, Jisai Kanemaki représente l'échec. Lui qui était un maître dispensant des cours de sabre, il est devenu un clochard, vivant dans une masure à l'écart d'un minuscule village, incapable d'assurer sa propre subsistance, mendiant sa nourriture, sans ami, sans famille, et pire encore vaincu par un de ses élèves. Il a perdu sa valeur de samouraï aux yeux des autres et à ses propres yeux. Malgré de réelles compétences d'épéiste, même les villageois ne veulent pas prendre de leçon auprès de lui.


Jisai Kanemaki a accompli le parcours que Musashi a choisi pour lui-même, et cela l'a mené à une ostracisation aussi imposée que voulue, au constat de l'échec de sa vie. Takehiko Inoué se montre encore plus impitoyable avec son personnage quand Yagoro Ito (un ancien élève) lui fait observer que Tojiro Sasaki est sourd, état de fait que Jisai Kanemaki a été incapable de comprendre après avoir élevé l'enfant pendant 3 ans ("Toujours aussi peu sensible aux autres, je vois"). C'est une condamnation cruelle et sans appel de l'égocentrisme de Kanemaki qui n'a vécu que pour lui-même, dans la certitude inébranlable de sa propre valeur (toute entière investie dans le maniement du sabre).


Avec ce portrait perspicace qu'il dresse de Jisai Kanemaki, l'auteur illustre un chemin en cul-de-sac que Musashi devra savoir repérer et éviter dans sa progression vers une amélioration personnelle. Le lecteur se souvient également que cette quête de la perfection, ou au moins cette volonté de l'amélioration vers un niveau plus élevée, peut aussi s'appliquer à l'auteur lui-même. Avec sa série "Vagabond", Takehiko Inoué poursuit le but avoué de progresser dans les qualités de son art, pour créer une œuvre mémorable, pourquoi pas un chef d'œuvre. La quête de Musashi peut aussi s'interpréter comme celle de l'auteur. Dans cette optique, le chemin de vie de Jisai Kanemai s'apparente à une condamnation d'une vie uniquement consacrée à soi-même, dépourvue d'attention portée aux autres. Le lecteur retrouve le thème de l'interdépendance liant les êtres vivants entre eux.


La vie de Jisai Kanemai constitue également une conviction dans la possibilité d'une rédemption, ici incarnée par l'obligation morale de prendre en charge le nourrisson Kojiro. Le comportement de ce dernier (imitant les gestes de son père adoptif en train de manier le sabre pour pourfendre les vagues) évoque à son tour la notion de cycle. Kojiro reproduit le comportement de Jisai Kanemai. La génération suivante hérite de la précédente, pour le meilleur comme pour le pire. Ce concept de cycle s'applique aussi à Musashi qui a choisi la voie du sabre, comme de nombreux autres avant lui (mais aussi en suivant l'exemple de son père), butant contre les mêmes difficultés, les mêmes paradoxes (consacrer sa vie à apprendre à donner la mort), les mêmes écueils, les mêmes impasses. Ainsi Takehiko Inoué rend hommage à ceux qui l'ont précédé, à tous les autres mangakas qui se sont consacrés corps et âme à leur art.


Loin de constituer un détour, ce tome apporte un point de vue complémentaire sur la nature de la quête d'amélioration de Miyamoto Musashi, sur l'existence de cycles, sur le chemin parcouru par les générations précédentes. À son tour le lecteur peut s'interroger sur son propre parcours personnel et professionnel, par rapport à celui de ses aînés (à commencer par son père), par rapport au sens de sa profession.

Presence
10
Écrit par

Créée

le 12 juin 2019

Critique lue 213 fois

2 j'aime

Presence

Écrit par

Critique lue 213 fois

2

D'autres avis sur Vagabond, tome 14

Vagabond, tome 14
Presence
10

Toujours aussi peu sensible aux autres, je vois.

Ce tome est le quatorzième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication...

le 12 juin 2019

2 j'aime

Vagabond, tome 14
Tinou
8

Critique de Vagabond, tome 14 par Tinou

Avec ce quatorzième tome, Takehiko Inoué entame une longue digression en s’affranchissant de l’œuvre d’Eiji Yoshikawa pour raconter le parcours de Kojiro Sasaki (qui s’avère ne pas être l’homme...

le 22 sept. 2021

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime