L'autre te pétrifie par sa dimension.

Ce tome est le huitième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Il comprend les chapitres 69 à 78.


Le récit reprend là où s'était arrêté le tome suivant : la suite du face-à-face entre Musashi et Inshun, dans une clairière, le soir, sous le regard d'In'ei et d'Agon du temple Hozoin. Inshun porte enfin le premier coup, et l'affrontement devient physique.


Un quart de ce tome est consacré aux circonstances qui ont fait qu'Inshun soit pris en charge par le temple du Hozoin, sous la tutelle d'In'ei Kakuzenbo et qu'il consacre sa vie à l'apprentissage du maniement de la lance de combat. Les chapitres 75 et 76 sont consacrés aux retombées de ce combat pour Musashi et pour Inshun. Les chapitres 77 et 78 reviennent à Matahachi Hon'Iden qui sa fait maintenant appeler Kojiro Sasaki et qui éloigne les rônins pour éviter qu'ils ne fassent usage de leur force pour profiter des habitants du village.


Mis en appétit par tout un tome d'observation entre les 2 combattants, le lecteur attend avec impatience l'engagement physique du combat. Il n'est pas déçu. Le combat a bien lieu, avec une issue claire et nette ne laissant pas planer de doute sur le vainqueur. Takehko Inoué décrit avec force cet échange rapide de coups portés à la lance et au sabre de bois. Le décor naturel est toujours décrit avec une grande méticulosité, permettant au lecteur d'avoir l'impression d'être aux côtés des 2 combattants, de pouvoir fouler au pied la même terre qu'eux, partiellement recouverte de feuilles mortes, de pouvoir toucher l'écorce des arbres.


À nouveau le lecteur peut apprécier l'économie de moyens avec laquelle l'auteur fait passer les états d'esprit des personnages, et leurs fluctuations. Il n'y a que peu de paroles échangées, et les pensées intérieures sont réduites au strict minimum. Le lecteur peut ressentir toute la concentration de Musashi et d'Inshun. Le minutage de ce combat relève du grand art, avec une alternance de périodes d'observations, et de coups rapidement portés, rendus encore plus vifs par l'emploi de lignes de mouvement (sans qu'elles n'en deviennent systématiques).


Fidèle à son engagement de développer la personnalité de chaque personnage secondaire, Takehiko Inoué montre les événements qui ont façonné la vie d'Inshun, de son vrai nom Shin'Nosuke Mitsuda. Par le biais d'une décorporation momentanée, Inshun est amené à revivre des parties de sa vie de la même manière que Takezo avait revu l'esprit de son père (plutôt une manifestation de son propre inconscient) peu de temps avant ce combat.


Le passé d'Inshun est frappé du coin de la licence romanesque. En cela, Takehiko se conforme au mode narratif de l'œuvre qu'il adapte en manga, à savoir La pierre et le sabre d'Eiji Yoshikawa. Inshun voit sa mère et son père mourir sous ses yeux dans des circonstances traumatisantes. Derrière cette narration romanesque, le lecteur constate à nouveau que l'auteur insiste sur le constat qu'un individu qui consacre sa vie à se perfectionner dans un art de combat est animé par des motivations d'une grande force. Pour Takehiko Inoué, apprendre à donner la mort avec efficacité n'est pas un métier comme un autre. La discipline requise nécessite un investissement sans condition qui ne peut être généré que par un traumatisme de grande ampleur.


Au-delà de cette motivation de nature romanesque, il est remarquable que Takehiko Inoué refuse qu'Inshun soit un simple opposant à Musashi, sans histoire personnelle. Dans ce récit, il n'y a pas de simple figurant, ou de personnage secondaire sans âme. L'attention portée à Inshun montre au lecteur que cet opposant à Musashi n'est pas là que pour lui donner la réplique, ou pour lui servir d'opposant le temps d'un ou deux combats. La volonté de Takehiko Inoué de s'attarder sur la genèse des motivations d'Inshun sert à la fois à creuser le thème de l'étudiant des arts martiaux (quel genre d'individus peut vouloir consacrer sa vie à se parfaire dans l'art d'occire son prochain ?), mais aussi à montrer les conséquences de son combat contre Musashi.


Les affrontements physiques ne sont pas de simples spectacles toujours plus échevelés, avant de passer au suivant encore plus impressionnant de maestria, dans une escalade sans fin. Ils ont également des conséquences sur la vie de chacun des combattants. Le scénariste refuse le concept de personnage servant uniquement de chair à canon, il s'agit d'individus pleinement incarnés avec leurs motivations propres, subissant ou assimilant les conséquences de chaque combat.


Toujours plus ambitieux, Takehiko Inoué montre aussi que le maître In'ei agit également en fonction de ses propres motivations. L'auteur ne se contente pas de montrer In'ei en train de passer son savoir parce que c'est fonction, il montre aussi dans quel but il transmet son savoir, quel est son espoir en prenant en charge la formation de jeunes hommes. Ainsi le récit dépasse l'idée d'un altruisme basique, pour faire apparaître une motivation plus réaliste, une conviction plus profonde. L'interaction de ces personnages animés de motifs personnels montre également l'interdépendance qui existe entre chaque individu, un thème cher à la spiritualité japonaise.


Cette interdépendance continue également de se manifester dans les 2 cases consacrées au règne animal. Les mangas japonais recèlent des juxtapositions de case établissant une nature de lien rarement utilisés par les bandes dessinées occidentales. Les auteurs n'hésitent pas à juxtaposer des images sans liens de cause à effet apparent, si ce n'est une unité de lieu, ou le regard d'un protagoniste attiré sur un détail sans rapport avec l'action. Ici ce regard est attiré vers un escargot, dans une autre scène vers une libellule, établissant un lien de nature organique (pas de cause à effet), entre le comportement d'un individu et celui de ces bestioles. Par ce biais, l'artiste peut ainsi inciter le lecteur à effectuer une comparaison entre ces comportements, faire jaillir des associations d'idées, tout en laissant le lecteur en tirer ses propres conclusions.


Ces parallèles reviennent en mémoire du lecteur quand Agon et In'ei sont témoin de la résurgence d'un comportement proprement bestial de la part de Musashi. Il ne s'agit plus alors d'une simple comparaison, mais d'un rappel sur la nature humaine, pas si éloignée que ça des animaux.


Au fil des pages, le regard du lecteur prend toujours autant de plaisir à plonger dans les détails des dessins de Takehiko Inoué. À vrai dire, ce dernier a indiqué dans des interviews qu'il pouvait employer jusqu'à 5 assistants sur cette série. Effectivement, certaines cases présentent un degré de minutie proprement hallucinant. Le lecteur constate que son rythme de lecture fluctue en fonction de la densité d'informations contenues dans les cases, et qu'il s'arrête parfois plusieurs secondes durant sur une de ces cases incroyables pouvant aussi bien être consacrées à la façade extérieure d'un dojo (avec les veines du bois de chaque planche), qu'à une zone herbeuse où il ne manque pas un seul brin, ou encore qu'à l'agencement des tuiles d'un toit.


Le lecteur constate également que Takehiko Inoué n'hésite pas à changer sa façon de dessiner pour mieux faire passer une émotion ou un état d'esprit. Ainsi lors du chapitre 74, il abandonne les traits fins pour dessiner à gros traits de pinceau large, afin de faire ressortir les ténèbres qui envahissent l'esprit des protagonistes, matérialisant ainsi leur confusion émotionnelle.


Le tome se termine avec 2 chapitres consacrés à Matahachi, Takehiko Hinoué respectant fidèlement la trame du roman d'Eiji Yoshikawa. L'auteur continue de donner de l'épaisseur à ce personnage dont le destin sert surtout de contrepoint à celui de Musashi. Contre toute attente, il réussit à lui donner une réelle épaisseur, et à le rendre sympathique au lecteur, par moment. Cet imposteur continue à faire de son mieux, loin de l'ascèse que s'impose Musashi, tout en profitant des joies de la vie sans compter.


Après la longue période préliminaire d'observation, le récit avance à nouveau et Takehiko Inoué n'a rien perdu de ses talents de conteur. Le lecteur constate les progrès de Musashi, ainsi que le développement de sa personnalité, sa maturation lente mais bien réelle. En parallèle, il constate le développement de l'auteur en tant qu'artiste, loin de se comporter en terrain conquis, continuant de se confronter à ses propres limites pour s'améliorer en tant que mangaka, sans pour autant en devenir démonstratif.

Presence
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le 11 juin 2019

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