Cloverfield. Quel cinéphile pop-corneur actif en 2008 et un minimum respectueux des conventions est passé à côté de cet épatant coup de fouet au genre « found-footage » (quelques mois seulement avant l'espagnol Rec, soit dit en passant…) ? Qu'on ait accroché ou pas, l'OVNI de l'écurie Abrams a produit son effet, et ce dès sa brillante campagne de promo, à une époque où les réseaux sociaux n'avaient pas encore tué toute spontanéité en ce bas monde – difficile d'oublier cette première bande-annonce qui a rendu fous tout un paquet de nerds dans les salles de cinéma avant la projection de Transformers... Tout le monde aime les surprises. On peut d'ailleurs s'étonner que le succès du film ne lui ait pas valu une poignée de petits frères plus ou moins dégénérés dans les années qui ont suivi, mais il faut dire que l'exercice demandait un peu plus d'efforts, de talent et d'argent qu'une resucée du Projet Blair Witch ou un Paranormal Activity. Non, c'était ainsi écrit : Cloverfield resterait, jusqu'à un lointain nouvel ordre, le seul blockbuster filmé au caméscope.


On aurait pu changer d'avis en apprenant la préparation de 10 Cloverfield Lane. Mais pour cela, il aurait déjà fallu qu'on l'apprenne. Car bonne nouvelle : le désormais incontournable J.J. Abrams, sorte d'enfant démoniaque de Spielberg et Cameron, et sa compagnie, Bad Robot, ont une nouvelle fois su garder leur projet ultra-confidentiel. Le grand public n'a donc appris l'existence de cette « suite » qu'à peine deux mois avant sa sortie en salles via une bande-annonce qui garantissait au moins une chose : nul found-footage, cette fois-ci. Une portion substantielle de fans hargneux n'ont pas apprécié la nouvelle. Pas de caméra à l'épaule ? Et puis quoi, encore ? Pas de monstre géant ? Bingo.


Il dit qu'il voit pas le rapport


Avertissement à l'égard du lecteur qui n'a pas vu le présent film : 10CL n'a (donc) quasiment RIEN à voir avec Cloverfield, d'où les guillemets autour du mot « suite ». C'est un petit thriller en huis-clos interprété par deux gars et une fille. Pour tout dire, le fossé qui le sépare du film de Matt Reeves rappelle celui qui sépare Aliens d'Alien, en bieeeen plus accentué puisque ces derniers partageaient au moins la même espèce de créature et la même protagoniste : Cloverfield est un tour de montagnes russes entièrement dédié à l'effet immédiat, alors que 10CL est un thriller sans grandes prétentions visuelles entièrement consacré à son suspense et à ses personnages. Les fans les plus attentifs, lorsqu'ils entendront le personnage de Howard dire qu'il a travaillé sur des satellites pour l'armée, se souviendront peut-être que le monstre de Cloverfield a probablement été réveillé par la chute d'un satellite dans l'océan, et seront libres d'y voir une connexion. Mais ça s'arrêtera là. Hé, le script original n'avait même pas le moindre rapport avec Cloverfield, à la base. Il devait s'intituler The Cellar. L'histoire d'une fille kidnappée et enfermée dans un bunker par un gars qui affirme lui avoir sauvé la vie, puisqu'une attaque chimique d'envergure a rendu l'air irrespirable à la surface. Vous voyez un rapport avec Manhattan attaquée par une salamandre géante, vous ? Pas besoin. Même aujourd'hui, 10CL ne peut vraiment être considéré comme la suite de Cloverfield. Abrams a évoqué une « connexion spirituelle » entre eux, et un hypothétique « cloververse » du bout des lèvres. De notre côté, et jusqu'à preuve du contraire, nous y verrons plutôt du bon vieil opportunisme… mais ce n'est pas grave. Au bout du compte, c'est justement le très faible rapport de 10CL avec Cloverfield qui lui a permis de réitérer l'effet de surprise du premier. Et puis, le film est bon. Ça joue un peu. C'est pourquoi nous vous recommanderons de ne pas trop vous formaliser pour cet opportunisme. Il y a le film 10CL, et il y a ce qu'on en a fait, côté marketing. 10CL n'est pas exempt de défauts, mais qu'il ne nous ressorte pas la créature géante du premier n'en est certainement pas un.


On pourra cependant renvoyer aux bourrins chagrins que dans un sens, le film a, lui aussi, son monstre : il s'appelle Howard, il a les traits de John Goodman, et nous y reviendrons plus bas.


Inc(l)assable


10CL est un film difficilement classable, et c'est en partie ce qui en fait un divertissement si réjouissant. Un coup, l'on se croirait presque dans un Hitchcock, surtout au début, et plus précisément dans Psychose, avec cette femme fuyant sa vie en voiture sur une route déserte et une musique aux intonations hermann-esques. Deux scènes plus tard, on se croit dans un vieil épisode de la Quatrième Dimension, avec un cadre minimaliste et un casse-tête baigné de surnaturel – certains avanceront même que si Hitchcock avait réalisé un épisode de cette série, ça aurait donné 10CL (au sujet du film, le critique de The Guardian écrira d'ailleurs que le film est « plus Hitchcock que X-box » !). Puis l'on se croit dans un bon vieux slasher des années 90. On aura même droit à un film d'horreur via notamment [spoiler alert] un savoureux bain d'acide. Un peu déboussolés ? Pas d'inquiétude : à aucun moment cette variété ne posera au film de problème d'identité et de cohésion. Tout s'emboitera remarquablement bien, jusqu'à un final toutefois fort controversé.


10CL n'en reste pas moins un huis-clos à 85% – proportion accentuée par le fait que les 15% restant seront d'une qualité un brin inférieure. L'essentiel de son action se passe dans l'atmosphère aussi confinée que déconcertante du bunker qui devient, jusqu'à nouvel ordre, notre monde. C'est à l'intérieur que s'emboiteront toutes les couleurs de son récit haut en couleurs, et l'enfermement, les distortions de la cabin fever, décupleront ses effets, qu'ils soient sur les modes hitchcockien, fantastique, psychologique, ou horrifique, ce joyeux festival ne laissant absolument pas une seconde de répit au spectateur. Si le film ne brille pas particulièrement par ses dialogues (qui ne sont pas mauvais, juste pas mémorables), ses trois scénaristes (dont un a tout de même écrit Whiplash) ont eu l'ingéniosité de rendre son postulat archi-réaliste : on peut tout à fait imaginer, a fortiori de nos jours, qu'un gars archi-parano et limite asocial, tendance survivaliste, construise un bunker en préparation d'une attaque et y traîne de force une jeune femme d'abord pour faire sa B.A., ensuite pour avoir une copine avec qui couler des jours heureux à l'abri de l'apocalypse. À partir du moment où le spectateur y croit, il ne demande qu'à être emballé. Et pour cela, quoi de mieux que l'imprévisibilité, élément de plus en plus rare dans le cinéma hollywoodien ? Le film étant un casse-tête, vous chercherez naturellement à comprendre en même temps que l'héroïne. Simplement, tout comme elle, vous n'y arriverez… qu'à la fin. Et cette réussite, une des plus éclatantes du film, récompense la générosité d'artisans qui n'auront, à aucun moment, oublié leur putain d'audience.


Sur des chapeaux de roues


10CL est peut-être un huis-clos à cinq misérables millions de dollars de budget (!) (remarque pour rire, la romcom Bridesmaids en a coûté trente-cinq) et une sorte d'anti-Cloverfield, il n'en est pas moins très beau à voir, et n'en mériterait pas moins une projection en IMAX, un peu à la manière du Ex Machina d'Alex Garland, autre huis-clos techniquement et plastiquement impressionnant. Explication : Dan Trachtenberg, réalisateur à peine trentenaire et révélation du film, puisque 10CL est son premier long-métrage (!!). Une révélation en demi-teinte si l'on suit son film du coin de l'œil et croit n'y voir qu'une série b mineure, car 10CL n'est pas l'inénarrable Pi d'Aronofsky qui a retourné les têtes de tout le milieu et fait penser « wow, là, on tient quelque chose d'autre ». Non, c'est un film somme toute classique dans sa forme. Mais un film a-t-il besoin d'innover jusque dans le moindre cadrage pour faire du bon cinéma ? Certainement pas. Trachtenberg ne livre pas une mise en scène maniérée, sa patte ne saute pas aux yeux comme un porc-épic enragé, mais son savoir-faire brille déjà, ainsi que sa capacité à installer une tension durable et à envoyer la sauce quand il le faut. Les cinq premières minutes l'illustrent formidablement, de l'utilisation des plans serrés pour renforcer le mystère à la brutale apparition du titre, une des plus épatantes de mémoire récente, en passant par le scrupuleux respect d'une des règles de Hitchcock (bien que Griffith l'ait utilisé avant lui, soulignera Nicolas Saada...) qui est de privilégier le suspense à la surprise. À propos d'Hitchcock, au risque d'insister, plus on se penche sur la mise en scène de Trachtenberg, plus on réalise à quel point le parallèle est pertinent : comme les premiers films de Paul Thomas Anderson puaient l'école Scorsese, le petit Dan agit ici en élève doué du maître du suspense : il joue avec les attentes du spectateur, remplit subtilement ses plans, et sait « dépasser » le genre, en parfaite phase avec les intensions de ses scénaristes. À la barre, il fait preuve d'une excellente maîtrise de l'espace restreint : en un changement de plan, le bunker peut passer d'un refuge douillet à une prison oppressante. En un mot : la tension semble être son deuxième prénom. Et même les déçus du dernier acte [spoiler alert] en extérieurs concentreront leurs tirs sur le fond plus que sur la forme, qui témoignera, là aussi, d'un vrai savoir-faire.


Si l'on insiste à rappeler que 10CL est un premier long-métrage, c'est aussi parce qu'il peut être vu comme le premier long-métrage IDÉAL : pas trop ambitieux, mais suffisamment audacieux. Pas trop ambitieux car cela met à l'abri des éventuelles ingérences du studio (à la Alien 3), et suffisamment audacieux pour impressionner parce que ça a quand même plus de gueule que Sexe, Mensonge et Vidéo. Suffisamment commercial pour être accessible au grand public, mais aussi assez « indie » pour intriguer les cinéphiles plus exigeants – à certains instants, on se croira même en plein film d'auteur projeté au festival de Sundance. Pour réunir toutes ces conditions, quoi de mieux qu'un huis-clos de science-fiction laissant au réalisateur, de par son échelle limitée, la liberté d'y développer son langage cinématographique en sécurité, sans courir le risque d'être dépassé par l'entreprise, et ouvrant la voie à quelque chose de potentiellement plus grand spectacle si succès il y a ?


Nous l'affirmons dès maintenant comme nous l'avions fait au sujet de Joseph Kosinski à la sortie de Tron Legacy : Dan Trachtenberg est un metteur en scène sur qui il faudra compter à l'avenir (enfin, à moins qu'il se fasse écraser par un camion à glace, ou tombe dans une bouche d’égout, ou un truc dans le genre, bref, meure). Espérons juste qu'il ne se laissera pas écraser, justement, par le rouleau compresseur hollywoodien, faiseur d'anges déchus à la chaîne (n'est-ce pas, Marc Webb, Joe Wright, ou encore Gavin Hood ?).


Pour finir sur l'emballage séduisant de 10CL, ne négligeons pas le travail du méconnu Bear McCreary, compositeur de séries télé déjà canonisable pour ce qu'il a fait sur l'incontournable série de space opera Battlestar Galactica et actuellement occupé par The Walking Dead. Étant donné que le film est une production Abrams, on pouvait s'attendre à ce que l'immense Michael Giacchino (Lost, Star Trek, Star Wars…) prenne l'affaire en main, d'autant plus qu'il s'était déjà occupé de Cloverfield, mais ce dernier ne peut pas être PARTOUT… et de toute façon, McCreary a fait pour 10CL un boulot irréprochable, que ce soit dans ses créations d'ambiances, où l'on retrouve les violons amples de BSG, dans ses élégants emprunts à Bernard Hermann (mention à sa première piste, intitulée Michelle, qui accompagne merveilleusement le mystère des cinq premières minutes), ou dans les pics d'action, où hurlent ses cuivres féroces. Espérons que le succès de 10CL lui vaudra la reconnaissance d'Hollywood qu'il mérite tant.


La bonne, la brute, et le boulet


10CL est ce que les Amerloques appellent un « character-driven plot » (par opposition à un « action-driven plot » comme Cloverfield). Plutôt une bonne chose, vue la taille de son casting : en plus des trois occupants du bunker, on comptera à tout casser une nana un peu énervée parce qu'elle est en train de mourir atrocement, un conducteur dont on ne connait même pas le nom, et Bradley Cooper en voix de téléphone (dafuq ?). Quand on écrivait que les scénaristes ont pigé comment fonctionne une histoire, on ne mentait pas. Par exemple, ils savent qu'un méchant réussi aide sacrément sur la voie vers l'excellence. Et quand un antagoniste réussi s'oppose à un, en l'occurence une protagoniste tout aussi bien brossée, ça fait quoi ? Ben, des étincelles.


Parlons d'abord de la protagoniste, Michelle, interprétée par Mary Elizabeth Winstead (voir dans deux paragraphe). L'imprévisibilité du film de Trachtenberg a été présentée comme un de ses points forts : en voici un autre. Michelle est une héroïne d'action absolument formidable qui évoque un mix d'Ellen Ripley (Alien) et de Sidney Prescott (Scream). Première raison : elle n'est pas débile. Combien de fois ne s'est-on pas demandé, face à un film de ce genre, POURQUOI le protagoniste fait quelque chose d'aussi crétin, POURQUOI il monte à l'étage plutôt que de fuir par la porte d'entrée (classique), POURQUOI il n'attrape pas cet outil pour en faire une arme, POURQUOI il ne vérifie pas la banquette arrière de la voiture avant d'entrer dedans, etc., etc. ? Avec Michelle, le spectateur exigeant aura fini de s'arracher les cheveux : elle utilise sa jolie tête, et ça fait un bien de malade. Certains emmerdeurs la trouveront justement un peu TROP débrouillarde, a fortiori pour un personnage de fille qui semble avoir fui toute sa vie. Il est vrai qu'à deux ou trois reprises, on se dira « ah ouais, quand même, ça, c'est d'la présence d'esprit ». Mais 10CL est, entre autres, une histoire de survie ; or, c'est exactement dans ce type d'histoire que se révèlent les potentiels insoupçonnés de certains personnages… et de ce point de vue, Michelle était une parfaite candidate. Après tout, personne ne sait quelle a été sa vie. Elle pourrait à la fois être du genre à fuir les responsabilités ET avoir été initiée au close-combat et maniement des armes à feu dès l'âge de six ans par son père ex-marine. Mieux vaut ne rien affirmer. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elle est « bad-ass », comme disent les incultes. Avec cette héroïne qui a la niaque, 10CL rappelle aussi, en certains endroits, le petit thriller horrifique You're Next, qui ne cassait pas trois pattes à une mangouste, mais pouvait se montrer assez jubilatoire quand son héroïne se montrait plus dégourdie que prévu...


Une des qualités du personnage, et donc du film, est qu'à aucun moment sa sexualité ne sera exploitée. Pourtant, quand l'action démarre, on la retrouve enchaînée à un matelas et en petite culotte s'il-vous-plait : au rayon « damsel in distress », ça se pose là, et l'on pouvait craindre une approche standard hollywoodienne du genre, où le personnage féminin se serait réduit à une proie à moitié consentante d'une caméra baladeuse et phallocrate. Bien que l'actrice soit un régal pour l'œil (voir dans un paragraphe), il n'en est rien, car le film, en plus d'être de bon goût à cet égard, adopte son point de vue d'entrée de jeu. Aucune belle plante à sauver, ici ; Michelle ne peut compter que sur elle-même, nous n'avons qu'elle, et rarement un personnage n'aura été si humain et une identification à une héroïne si forte dans un film de ce répertoire.


Si Michelle emballe à ce point, c'est aussi parce que Mary Elizabeth Winstead (eeeeeet contact), a.k.a. MEW pour les intimes, ou encore Ramona Flowers dans l'esprit de moult nerds cinéphiles (Scott Pilgrim vs The World, 2010), ou encore celle qui aurait dû jouer April O'Neil dans la dernière adaptation live des Tortues Ninja SI cette dernière avait été réussie. MEW, premier et seul choix d'actrice pour ce rôle, faut-il préciser. Et à raison : d'abord, on savait de quel bois elle pouvait se chauffer depuis le préquel pas si mauvais que ça de The Thing (2011), et ce dont elle était capable en tant qu'actrice au moins depuis Smashed (2012). Ensuite, l'actrice réconcilie, sur le plan esthétique, l'appréciation du public féminin, qui préfère ses héroïnes avec du chien et des formes réalistes, et l'appréciation du public masculin, qui les aime, avant tout féminines. Capable physiquement, dotée d'un vrai talent d'actrice trop souvent négligé, et adorable comme une eurasienne (non, elle n'a pas de parent asiat, on a vérifié en 2008) : 10CL tenait sa Michelle. L'actrice, trop hâtivement réduite à une « scream queen » à cause du Cercle 2, Destination Finale 3, Black Christmas et quelques autres bricoles (en même temps, elle n'arrange pas son cas en jouant dans l'adaptation télé de Braindead), mérite elle aussi la reconnaissance d'Hollywood, qui aurait dû lui donner une VRAIE chance à la suite de Die Hard 4. Espérons que 10CL changera quelque chose à cela.


Après, pour revenir à l'intégrité du personnage de Michelle, MEW n'en est pas moins l'objet central de l'inévitable affection d'un cinéaste à l'égard de son héroïne chérie. Par exemple, s'il y a quelque chose que le pervers moyen remarquera au même titre que sa performance, c'est la perfection avec laquelle sa paire de jeans moule son derrière, qui change vraiment des hamsters anorexiques habituels, et la façon dont la caméra de Trachtenberg l'a, euh, repéré (sans verser cependant dans l'insistance caricaturale !). Sur le même mode, on remarquera aussi qu'elle passe les deux-tiers du film pieds nus : on oserait croire qu'un bunker minutieusement aménagé a de quoi régler ce problème, d'autant plus qu'elle a accès à ses bottes vers la fin du film. Alors, fétichisme des auteurs, à la Tarantino ? Façon de la rendre plus vulnérable ? L'interweb ne fournit aucune explication à cette question absolument fondamentale.


Face à la détermination de Michelle à comprendre ce qui se passe bordel, l'ambigüité du personnage de Howard, l'antagoniste, est le troisième point fort du film. Et quel point fort ! De la même manière que le film navigue constamment aux frontières de plusieurs genres, Howard, tour à tour antagoniste principal, sauveur providentiel, big brother menaçant, figure pseudo-paternelle et carrément geôlier flippant, est un des personnages les plus déconcertants qu'on ait vu de mémoire récente, et la désorientation, autant dire qu'on la sent bien passer. Howard est un point d'interrogation à gants cloutés, un élément volatile maintenant le spectateur en état d'alerte constante. Son histoire d'attaque extraterrestre est-elle vraie ? Ou bien est-il fou ? Ou encore est-il un fou qui serait cette fois-ci dans le vrai ? À aucun moment, durant les trois premiers quarts du film, son personnage ne semblera suffisamment irrationnel pour que l'on se décide à affirmer : « ok, c'est sûr qu'il est malade ». On verra tout au plus en lui un type bizarre au tempérament un brin colérique. On a suggéré, en début de critique, que Howard est un peu le monstre géant, le « kaiju » à domicile de 10CL. Ce n'est presque pas une blague : si Cloverfield avait pour terrain de jeu tout Manhattan, l'action de ce nouveau film se limite à un bunker d'une cinquantaine de mètres carrés à tout casser… et autant dire qu'avec son mètre quatre-vingt-dix et sa stature de colosse, Howard y a de sérieux airs de monstre tout-puissant face auquel on ne peut rien faire. La question sera simplement : en a-t-il seulement les airs ? Sur ce point, Trachtenberg jouera malicieusement avec l'image de bon gars qu'envoie par défaut John Goodman. [Spoiler alert] Lorsqu'il apparaitra rasé de près, en début du troisième et dernier acte, personne ne la ramènera dans l'auditoire, car on saura pertinemment ce que cela signifie (it's sexy time !), et en même temps, on retrouvera la bonne pâte de Roseanne et Ralph Super King. Le procédé a beau être basique, il n'en est pas moins archi-efficace. Et pour cette performance, Goodman mérite un oscar haut la main.


À côté de ces deux personnages, de la protagoniste et de l'antagoniste plus grands que nature, le personnage d'Emmet, joué par l'intéressant John Gallagher Jr (vu dans The Newsroom), peine peut-être à exister, au début. Mais qu'il soit en arrière-plan est parfaitement normal : c'est avant tout une sorte de médiateur qui, grâce à son attitude zen et sa relative familiarité avec Howard, sert à détendre l'atmosphère, faciliter la communication entre ce dernier et Michelle, et ancrer l'action dans une routine ô combien trompeuse (Howard seul avec Michelle aurait vite semblé louche ; avec un troisième personnage, une ambiance de famille ne tarde pas à s'installer). Les spectateurs paranos pourront même lui trouver une seconde qualité, qui est le flou entourant son rôle dans l'action : Howard l'accuse de s'être invité en douce alors que le bunker n'allait pas tarder à fermer, mais est-ce vraiment le cas ? Les deux hommes ne pourraient-ils pas travailler de concert ? Un tel twist aurait cependant un peu trop rappelé le mauvais Captivity avec Elisha Cuthbert, et nous ne nous désolerons pas de la « résolution » du personnage choisi par les scénaristes [spoiler alert, RIP]. Au bout du compte, alors qu'on pouvait craindre un personnage proche de celui que Gallagher Jr jouait dans The Newsroom, une sorte d'intello moitié autiste, moitié pédant, Emmett se révèle un portrait très réaliste de gars tout ce qu'il y a de plus normal, ni brillant, ni demeuré, peut-être un peu mou, mais toujours abordable, et auquel on peut donc tout autant s'identifier.


Un dernier mot concernant les personnages de Maggie et Howard. Attention à ne pas s'enflammer au premier personnage de femme forte qui passe par là, et à ne pas projeter ses idées politiques sur une simple histoire de nana qui essaie de s'échapper d'un bunker sous prétexte que c'est une nana. Femme forte n'égale pas nécessairement discours féministe – les fans d'Ellen Ripley diront l'inverse, mais rien à cirer –, et échec d'un psychopathe meurtrier n'égale pas forcément fin du patriarcat si généreusement fantasmé par les khmers féministes. Nous ne mentionnerons même pas certains gogos libéraux outre-Atlantique qui sont parvenus à voir dans le personnage d'Howard une métaphore de l'Amérique de Donald Trump… Honnêtement, mieux vaut voir 10CL comme une brillante série B de luxe. Ce sera plus sain. Et ses auteurs le prendront sans doute très bien.


Avis sur le dernier acte [warning, spoilers ahead, bitches !]


Pour finir, abordons le dernier acte du film, dont on a évoqué plus haut le caractère fort clivant. Comme toujours dans ce cas de figure, ceux qui n'ont pas aimé ont ouvert plus grand leur gueule que ceux qui ont aimé ou, du moins, n'ont pas déprécié, aussi un plaidoyer de plus ne sera pas de trop.


Certains spectateurs y voient donc un loupé intégral, le malheureux basculement d'un huis-clos frénétique et glaçant dans les eaux putrides du thriller d'action générique, une sortie de route tellement WTF que seul un patron de studios sans vergogne serait capable de provoquer en appelant à la rescousse un script-doctor cocaïné. Si ce dernier acte est inférieur en qualité à ce qui a précédé, il n'en est pour autant rien. D'abord, il est bon de souligner que narrativement, tout se tient : l'espèce de gaz vert explique les affreuses lésions au visage de la femme qui essayait d'entrer dans le bunker et confirme que l'air n'a jamais été contaminé ; Emmet avait évoqué auprès de Michelle la théorie des « space worms » d'Howard, qui se confirme dans ce final ; enfin, si jamais Michelle s'échappait du bunker, il était plutôt logique qu'elle se retrouve confrontée à la mystérieuse menace dont on nous rabattait les oreilles depuis une heure et demi, a fortiori dans un film dont le titre comprend le terme CLOVERFIELD ! On peut critiquer le choix scénaristique même de la faire sortir, bien sûr. Ce n'était effectivement pas obligé : 10CL aurait pu se résumer à un huis-clos sans issue traitant de la peur de l'extérieur et du besoin primaire, chez l'homme, de se trouver un coin peinard où couler ses jours. Après tout, le film tel qu'on le connait EST une métaphore sur la peur qui aurait pu, en tant que telle, se passer de sa fin à l'air libre. Mais cela n'aurait-il pas manqué de panache ? Entre autres parce que ça a été déjà fait (voir Cube, de Vincenzo Natali) ? Cela n'aurait-il pas fait « petit malin » ? Il y a de fortes chances que si. À partir du moment où Michelle avait échappé au monstre de l'intérieur (Howard), il était inévitable qu'elle doit affronter celui de l'extérieur. Le fait que le film change de registre si brutalement n'a rien de mauvais en soi : au contraire, il participe de ce côté « dans ta face » qui fait sa qualité brute depuis l'apparition de son titre. Par ailleurs, avec cette fin hollywoodienne/commerciale, 10CL épouse et assume pleinement sa qualité de divertissement sans prétention, et offre l'argent du beurre, voire le cul de la crémière, à un spectateur qui était déjà bien content de ne pas se taper de la margarine. Ce côté « cerise sur le gâteau » rappelle la fin du somptueux Take Shelter, de Jeff Nichols, toutes proportions gardées. Non, cette fin ne ruine pas ce qui a précédé. Au pire, elle n'apportera rien. Pour certains.


On peut en revanche reprocher à cette fin son exécution. Si le travail d'effets spéciaux est admirable, a fortiori pour un film doté d'un tel budget, si la mise en scène de Trachtenberg brille dans l'action comme elle brillait dans la tension souterraine, et si l'esthétique des extraterrestres se tient globalement (sont-ce des vaisseaux que l'on voit, ou bien les bestioles elles-mêmes dans des armures ?), l'écriture, elle, flanche en revanche un peu au moment de l'attaque à proprement parler, dont le personnage de Michelle réchappe… en pompant un des plus mauvais moments de la Guerre des Mondes de Spielberg, celui où Tom Cruise lance une grenade dans la gueule de l'alien pour le faire exploser. On a beau se ranger parmi les défenseurs de ce dernier acte, il est difficile de nier le grand moment d'incrédulité que ça a été : d'abord, elle parvient à bricoler un cocktail molotov en cinq secondes, ensuite, elle parvient à viser juste, et pour finir, elle sort indemne de la chute de dix mètres de sa bagnole (que les tentacules ont amorti un peu, certes) ? Ce mauvais point a conforté dans leur opinion ceux qui désapprouvaient ce changement de registre depuis le départ. Comment leur en vouloir ? Mais on est loin de la faute impardonnable. Et l'idée de confronter une Michelle sans peur aux créatures n'est pas mauvaise en soi : ce faisant, Michelle se confirme en héritière de Ripley, celle qui en a suffisamment vu pour envoyer chier la reine xénomorphe à la fin du deuxième film…


Enfin, on peut trouver un peu convenue la résolution du personnage, qui passe d'un point A (où elle fuyait ses responsabilités) à un point B (où elle décide d'aller rejoindre la « résistance ») pas forcément sidérants. Mais cette résolution a le mérite d'appeler à un troisième opus sur un ton archi-ludique, sans manquer de rappeler la fin de Terminator avec ses éclairs menaçants à l'horizon…


Alors, donc. Tout est dit. Enfin, beaucoup, un peu trop au goût de certains, sans doute. Mais 10CL n'en mérite pas moins. Ne laissez pas des spectateurs désabusés le réduire à l'image qu'ils se font de l'entertainment du samedi soir, car ces gens-là la chargent de toute la condescendance du monde. Réduire Michelle et Howard à des vignettes. 10 Cloverfield Lane EST précisément ce qui fait aimer l'entertainment hollywoodien de base, pas forcément celui à 130 millions de dollars, mais certainement pas non plus The Revenant. Celui qui est généreux et plein de ressource, celui qui t'autorise à manger tes Maltesers tant que tu ne mets pas ton cerveau en veille. Celui qu'on peut montrer à des étudiants en cinéma avant de leur dire : « vous voyez, les mecs ? Voilà comment on fait un film avec trois kopeks ». On le répète une dernière fois, la comparaison avec Cloverfield est une perte de temps. Il a sa propre existence, et nous ne sommes pas près de l'oublier.

ScaarAlexander
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le 28 mars 2016

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Scaar_Alexander

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