Avant-propos : il s’agit de mon analyse de 12 Years a slave, ce film est, d’après moi, une œuvre militante nécessaire qui risque de froisser quelques orgueils (si ce n’est pas ici, cela a déjà été fait sur internet, mais je préfère anticiper).

L’ESCLAVAGE AU CINEMA
Qu’on se le dise les années 2013-2014 a consacré plusieurs de films sur l’esclavage mais il s’agit bien d’une loi des séries. Ce thème est très (très très) peu exploité que cela soit aux Etats-Unis ou en France (c’est encore pire). C’est d’ailleurs sûrement l’une des motivations qui a poussé le réalisateur britannique Steve McQueen Jr. à se pencher sur ce thème. Ce dernier soulignait très justement que le cinéma américain comptait beaucoup plus de films du genre péplum que sur les esclaves issus de la Traite. Cela peut s’expliquer pour plusieurs raisons que j’évoquerai par la suite. Cependant ces raisons ne justifient aucunement l’absence de reprises artistiques et notamment du cinéma.
Sur ce, faisons le tour des différentes œuvres qui nous ont été proposées. Lincoln est le premier à souffrir de la sortie de 12 Years a slave. Le film prend le parti de nous raconter qu’une seule (ou presque) partie de la vie de Lincoln : comment a-t-il pu faire passer la loi sur l’abolition de l’esclavage ? La réponse était intéressante car méconnue (comprendre « via de la magouille ») mais à aucun moment la parole n’est donnée aux Noirs ou du moins sans que ça ne soit pertinent. Cela pourrait se justifier par un « mais c’était la réalité » sauf que. Car oui y a un sauf que. Sauf que Spielberg décide quand même de leur accorder un coup de caméra deux fois. Une fois où l’on voit deux Noirs discuter avec Lincoln mais leur discours est insipide (« aidez-nous sieur » peut aisément résumer la chose) et la seconde fois est encore pire : il s’agit de nous montrer le très gentil sénateur (le « nice guy » du film) qui vit et aime une Noire. Le truc un peu gênant là-dedans c’est que ça tourne malheureusement un peu au « oh le gentil Blanc qu’il est bien gentil de défendre les Noirs ahlala, quelle bonté de cœur ». En revanche, ce qui aurait pu être intéressant (et aurait rendu le tout plus pertinent) c’est justement faire parler cette femme, que le témoignage de cette femme explique le fait que ce gentil sénateur soit poussé à défendre cette cause. On ne met pas l’accent sur cette femme, non, mais sur la bonté et l’ouverture d’esprit du Monsieur. Il n’en reste pas moins que c’est un gentil petit film. Mais éclaire-t-il sur ce qu’il s’est passé ? Non. Le film, lorsqu’il évoque l’esclavagisme, tourne beaucoup autour sur la gentillesse de certains Blancs à apporter la fin de l’esclavage. Et surtout, il ne s’agit là que d’un prétexte, ce qui intéressait Spielberg, c’était le Président. La cause n’a jamais été réellement évoquée dans le film. C’est bien dommage. Cela aurait été peut-être intellectuellement plus palpitant.
Nous avons ensuite un film plus réussi qui répond au nom de Django Unchained (le Unchained est important). La comparaison avec 12 Years a slave a été plus récurrente, à raison puisqu’il s’agit, ou du moins Tarantino l’a voulu comme tel, d’un film sur l’esclavage. Pour certains, Django Unchained a réussi là où 12 Years a slave a échoué. Et ce, sur deux points. Tout d’abord, le cinéma servirait à transgresser la réalité. Qu’un Noir soit libéré et puisse se venger est un fait qui relève du marginal voire de l’impossible. Ensuite, Django Unchained serait plus puissant car justement il donne à son personnage la possibilité de se venger, il se mettrait donc du côté de l’esclave, contrairement à 12 Years a slave. Sur le premier point, je dirai qu’il s’agit d’une vision du cinéma, une vision qui me plait. J’aime le cinéma quand il joue du non-réalisme. Mais cette vision n’empêche pas d’autres d’être légitimes ou moins pertinentes. Le but de McQueen n’était pas celui de Tarantino, celui de McQueen était de témoigner et d’analyser un système de domination. Est-il moins valable et justifié que celui de Tarantino ? Non. Heureusement que le cinéma n’a pas qu’une seule vision, nous n’aurions que des films qui se ressemblent, ça serait quelque peu triste. J’accepte aisément que telle ou telle personne y soit plus sensible, ça n’en est pas moins qu’un jugement personnel. Enfin, que dire du second argument. En le libérant et en vengeant un esclave, Django Unchained serait plus intéressant et valorisant pour les Noirs (si si c’est ce que certains ont dit). McQueen dépeint la réalité, il la montre car personne ne l’avait fait avant (qu’on me cite un film ? un film qui soit sorti des milieux connaisseurs des racisé-e-s qui traite ce sujet ?). Il témoigne. Et le témoignage est la plus grande force que l’on peut attribuer à une cause. Ce qui disent qu’il est du côté des esclavagistes (car il montre qu’un Blanc prend du plaisir à fouetter un esclave) n’ont pas compris qu’il dénonçait. Que peut-on leur conseiller mis à part d’ouvrir les yeux (et allumer leur cerveau) ? Pourquoi le témoignage est important ? J’y reviendrai plus tard. Enfin, dans une interview, McQueen a été interrogé sur ce qu’il pensait de Django Unchained et si, à l’instar de Spike Lee, il trouvait le film de Tarantino … « limite ». La réponse est autrement plus intelligente et intelligible que celle de Lee, voici l’extrait de l’interview : « Avez-vous vu Django Unchained ? – Oui. Je respecte beaucoup Quentin Tarantino ; je pense que c’est un cinéaste étonnant, mais son dernier film n’est pas ma tasse de thé. C’est assez difficile de regarder cette partie de l’Histoire avec ces yeux-là. – Sans doute comme pour les juifs de voir d’autres juifs scalper des nazis. – A la différence qu’il y a eu un nombre si considérable de films sur l’Holocauste qu’on pouvait ne pas prendre Inglorious Basterds au sérieux. En revanche, les Américains ont eu peur d’aborder l’esclavage parce que cela leur faisait honte. Après tout, c’est l’activité industrielle la plus longue que l’Amérique ait jamais connue. Or très peu de films lui ont été consacrés ». Réponse assez intelligente qui aura le mérite de faire réfléchir et peut-être reconsidérer la situation actuelle des films sur l'esclavage.
J’attendais ce film avec impatience, McQueen étant l’un de mes réalisateurs actuels préférés. Il a tendance à trancher dans le consensuel presque général. Vous cherchez quelqu’un de subversif ? Lui l’est. Il n’hésite pas à aller dans les directions que personne n’avait ou n’aurait osé emprunter, à ne pas couper des scènes que tout le monde auraient coupé. A parler de sujet où personne ne l’aurait abordé par ce point de vue. Il confirme mon impression, si ce n’est qu’il gagne peut-être en maturité (et en perdant du coup la folie de la « jeunesse » que j’adorais personnellement, mais cela donne un jeu à somme nulle finalement).
La plus grande force de ce film est de voir à quel McQueen a saisi tous les mécanismes de domination et les a intégrés avec une finesse surprenante. Jamais il ne surligne, jamais il ne souligne. Comme le dit si bien notre italien Broccio, il part du principe que le spectateur a un cerveau et qu’il sait s’en servir.

LA RELIGION : LA JUSTICE DE DIEU
McQueen le sait très bien : la Religion a un rôle central dans l’esclavagisme. Tout d’abord, on peut noter l’importance de La Controverse de Valladolid où l’Eglise donne son consentement à l’utilisation des Noirs comme potentiels esclaves en le justifiant par le fait qu’ils sont moins hommes que les Indiens, eux-mêmes moins hommes que les Blancs. Pire encore, l’Eglise autorise l’esclavage à une condition près : il faut que les esclaves soient évangélisés, c’est la seule « compensation » à leur statut. A la suite de ce débat commencera la Traite.
McQueen a conscience de cela et montre avec brio l’ambiguïté que la Religion entretient avec les esclaves. Chaque maître de Solomon (Chiwetel Ejiofor) lira la Bible à leurs esclaves mais dans deux contextes différents. Tout d’abord, Ford (Benedict Cumberbatch) leur fera enseignement de la Bible le dimanche. Ainsi, ce dernier éduque les sauvages, leur apporte la Sagesse et leur permet, par là même, d’espérer un accès au paradis. En revanche, Eliza (Adepero Oduye), refuse d’apporter sa reconnaissance à l’éducateur. Il est négrier, aussi « gentil » paraît-il, il reste négrier. Ainsi, cette dernière pleure-t-elle bruyamment, perturbant l’ordre que tente d’instaurer Ford. C’est au cours de cette cérémonie religieuse qu’elle sera emmenée à disparaître par la suite…
Edwin Epps (Michael Fassbender), quant à lui, prend moins de pincettes. Il cite la Bible pour montrer qu’elle justifie et rend légitime l’esclavage. Il dispose de biens (matériels), si ces derniers se rebellent, Dieu lui donne la permission de punir, de battre voire de tuer. L’esclavage est inscrit dans les Saintes Ecritures et est, par conséquent, légitime (remember Valladolid, remember).
Et pourtant les esclaves se tourneront vers la religion. Certains par apprentissage (soumission ou conviction) de leurs maîtres d’autres par espoir (ou pour éviter le désespoir). Par croyance que les Hommes font fausse route dans leur lecture des Evangiles et donc dans le traitement des esclaves, ils prient pour une justice de Dieu. Cette dernière apaise, rend leur fardeau plus léger. Leur vie de souffrance sera récompensée au paradis pendant que ceux qui les font souffrir devront payer. Solomon, éduqué, cultivé et raisonné, ne semble a priori pas très religieux. Pourtant, face à ses souffrances, il se « rend ». Lors d’une scène où une chanson religieuse est reprise par les esclaves, il hésite, il ne chante pas de suite puis regarde autour de lui et commence à rentrer dans les chœurs. Sa voix est plus grave, plus « noire » (sans mauvais jeu de mots) car il est bien conscient de cette ambiguïté. Mais la religion seule lui permet de croire en une justice. Il le rappellera lors de l’une des scènes des plus traumatisantes du film. Il reprend le discours déjà plusieurs fois émis par les esclaves : les esclavagistes devront répondre de leurs actes, si ce n’est pas sur terre, au Ciel. Ceci est d’autant plus vrai, qu’à la fin de sa captivité, il essaiera de redonner une chance à la justice des Hommes (preuve, selon moi, de son rapport incomplet à la religion) mais celle-ci exclue Solomon du fait de sa couleur de peau.
De manière générale, la légitimation de l’esclavage par la religion et la (non-)justice des Hommes montrent que ce système retirait tout moyen aux esclaves pour sortir de leur condition ou pouvoir se défendre. Aucune institution, y compris l’Eglise, ne peut servir leur cause, rien de mieux pour maintenir une domination. Une institution aurait pu accélérer les choses : l’Ecole via l’instruction de la lecture et de l’écriture. [C’est d’ailleurs l’instruction des esclaves femmes Noires par les épouses des négriers qui permettra, entre autres, l’émergence de la lutte contre l’esclavage.]


L’ECRITURE POUR RENTRER DANS L’HISTOIRE
McQueen m’a convaincue en une scène. Littéralement. Dès l’une des premières scènes, il montre qu’il a tout compris (en même temps quand on expérimente soi-même une domination, c’est plus facile pour retranscrire). Cette scène c’est celle de l’écriture. Celle où il essaie de se créer une plume et surtout de l’encre pour pouvoir témoigner, ce témoignage serait garant de sa liberté. Le fait que le titre du film soit en écriture manuscrite n’est donc clairement pas un hasard…
Elle fait écho à l’Histoire. Si l’esclavage n’est que très peu étudié et du coup fortement minimisé, c’est que l’on manque d’écrit. Tout d’abord, les esclaves ne sont pas lettrés (la faute à qui, je vous laisse deviner) et ne peuvent donc ni témoigner ni avoir recours aux voies de la justice qui se passent, traditionnellement, par écrit. De plus, là où l’écrit reste, les témoignes oraux s’envolent, sont déformés et ont « moins » de valeurs dans notre système. Ce qui conduit inexorablement à un manque de reconnaissance, y compris actuel, de l’ampleur du massacre qui a été fait.
Aussi, cette scène reprend ces deux idées : il ne peut pas témoigner, or le témoignage mène à la libération (et une forme de « justice » donc, plus que minime). La reconnaissance ne peut se faire, on perdure dans cette situation.
Le film insistera de manière subtile et intelligente sur ce thème et ce plusieurs fois. Tout d’abord, l’on conseille à Solomon de se taire sur ses capacités de lecture et d’écriture. Cela représente pour les esclavagistes une capacité de trop grande envergure, un véritable danger. Chez Ford, son premier « maître », il lui révèle cette capacité à la fin de sa captivité. Ford la nie car il sait que cela représente une menace. De même, lorsque Mary Epps (Sarah Paulson) croit comprendre qu’il est capable de lire, elle le questionne sur ce point : il s’agit d’une information qu’elle doit prendre en considération. Solomon l’a, à ce stade, bien compris et nie. Enfin, quand il se confie au Blanc qui travaille dans les champs, il lui donne sa lettre et par la même sa « vie » (ou potentielle mort). La force de son témoignage dépasse Solomon, c’est un « équilibre » tout entier qui est bousculé. Le témoignage des victimes est, quelle que soit la cause, ce qui nuira le plus à un système de domination.
D’ailleurs, le film se fonde sur l’un des extrêmement rares écrits de personnes ayant vécu l’esclavage et ayant pu témoigner. Lors de sa publication, le livre avait été nié par les Blancs, car jugé comme non-objectif (c’est bien connu, les Blancs avaient une vision beaucoup plus objective sur l’esclavage). La seule raison pour laquelle on pourrait dire que l’histoire rencontre un biais correspond au fait que Solomon ait été instruit, libre. Il y a effectivement une dichotomie entre les Noirs « cultivés » et les Noirs esclaves. Mais cela importe-t-il réellement pour décrire la souffrance des coups de fouet ? Est-ce une raison suffisante pour le discrédit ? Non. Elle peut même être d’autant plus intéressante car assumée, exposée et révèle une certaine complexité de la situation. Si, de plus on retire les livres des Noirs cultivés, nous n’aurions presque aucun témoignage puisque rares sont les esclaves nés esclaves à avoir appris à écrire (le début de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture conduira à leur émancipation). Bref, ce qui tentaient (et certains tentent encore) d’écarter ce genre de témoignage sont ceux qui veulent retirer la parole aux victimes. Dois-je vraiment expliquer les desseins et conséquences de tels actes ?
J’aurais bien aimé parler de cette différence entre Noirs « cultivés » et Noirs « nés » esclaves en ce qui concerne la lutte vers « l’égalité » et leur place dans celle-ci. Elle y est abordée par deux fois (de mémoire) dans le film : la première, pendant la traversée de Solomon et la seconde via la relation entre Solomon et Eliza. Mais j’estime que c’est un mécanisme complexe, et je ne m’y risquerais pas par précaution. En revanche, parler de l’influence que cela a sur l’Espoir, je peux tenter…


L’ESPOIR
Solomon connait la liberté, il n’avait d’ailleurs – semble-t-il – connu que ça avant son enlèvement. La privation de ses droits conduit donc à un objectif clair et simple : retrouver sa vie « normale », sa vie libre. Ce but est inscrit, il connait son arrivée, il sait quels en sont les pourtours et le contenant. Il visualise car il a expérimenté. A la différence de ceux qui n’ont connu que l’esclavage qui ne peuvent pas forcément imaginer leur vie en dehors de ce cadre, ou du moins de manière imprécise. Cela parait alors évident que l’Espoir d’un retour à la normale est plus grand que l’Espoir d’une vie rêvée. Aussi, Solomon vacillera relativement peu comparé à d’autres tels que Patsey (Lupita Nyong’o, Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle). Dans une série relativement moderne et dont le thème est franchement sans rapport, le personnage principal (qui est une femme) de la série dit (bon à propos du sexe) : « c’est comme décrire le goût du sel à quelqu’un qui n’a jamais goûté de sel ». Bien sûr ils pourront s’imaginer dans les grandes lignes ce que signifie la liberté mais en détails, comment peuvent-ils puisqu’ils n’ont pas expérimenté et qu’ils ne fréquentent pas de Noirs ayant vécu cette liberté (et comme ceux-là peuvent aussi cacher cette partie de leur vie pour se protéger…). Le fait de ne pas avoir de cadre peut faire douter. Certains seront à un tel stade qu’ils se demanderont même si leur liberté tant voulue vaut de survivre à tant de souffrances. C’est le cas de Patsey. Il peut être intéressant de noter que plus le temps passe, plus il vacille. Son ancienne réalité s’éloigne, se meut et il doit commencer à ‘imaginer’ ce que serait sa vie une fois libérée. L’objectif fixe s’effrite un peu par la même.


MECANISMES DE DOMINATION – COTE ESCLAVES
« JE NE VEUX PAS SURVIVRE. JE VEUX VIVRE. »
Certains disent qu’il n’y a pas d’évolution du personnage. Soit. Il veut la même chose pendant tout le film : la liberté. En revanche, son mode pour essayer d’atteindre la liberté, lui, variera. Pas forcément énormément (puisqu’il n’y a pas 36 000 façons de vivre l’esclavage), mais il se mutera quelque peu. (Et pourquoi faudrait-il qu’un personnage évolue drastiquement pour être intéressant ?)
Lors de sa traversée, il prononce cette phrase qui restera l’une des répliques de cette année : « Je ne veux pas survivre. Je veux vivre. ». Il s’agit de la première vision de Solomon sur sa condition d’esclave. Il refuse le « statut » d’esclave où il ne serait qu’un survivant. Il nie donc ce changement de statut, il nie d’être passé de vivant à survivant. Plusieurs fois. Lors de cette scène où commence le ‘lavage de cerveau’ en lui répétant sans cesse sa condition, il refuse, il n’admet pas. Quand il prononce cette fameuse phrase, il est dans le déni.
Une fois qu’il accepte la perte temporaire de sa liberté, Solomon devient Platt (le changement d’identité imposé n’est pas anodin) et rentre dans un rapport de colère envers certains esclavagistes. Il entretient un rapport ambigu avec Ford, il accepte d’être son esclave car ce dernier est le Blanc négrier qui le traite le plus ‘gentiment’. Rapport que Ford manipule (consciemment ou non) à son avantage : il reconnait une valeur à Solomon, non pas que pour son corps mais aussi pour ses idées. En lui donnant ce regard mélioratif, Solomon accepte plus volontiers son sort que quand il doit obéir à John Tibeats (Paul Dano). Comme le révèle Eliza, il s’agit d’un rapport sûrement beaucoup plus intelligent de la part de Ford, il maintient une domination en obtenant une certaine docilité. Il n’en reste pas moins un esclavagiste. Ici intervient le rapport de colère. Solomon accepte certains ordres selon la façon dont ils sont donnés. Aussi, son rapport à Tibeats est différent. Il n’hésite pas à le rouer de coups. Il fait en quelque sorte une dichotomie entre les « bons » esclavagistes et les « mauvais » esclavagistes. Lorsque Ford le vend à Epps et que Solomon avoue la vérité à ce premier (i.e. il était un homme libre), Ford trahit son esclave en refusant d’écouter. Il s’agit d’une trahison qui fera encore évoluer Solomon…
Solomon revient alors à Epps. Infâme et pervers, Epps n’a rien à envier à Tibeats et pourtant le comportement de Solomon diffère. Preuve qu’il évolue. Il accepte d’être traité comme un esclave, il ne riposte pour ainsi dire presque pas, à une limite près que nous évoquerons par la suite. Il intègre entièrement les normes esclavagistes : s’il veut survivre – et atteindre la liberté –, il doit « accepter » de se faire maltraiter même si c’est injuste, de voir d’autres esclaves se faire battre, etc. La conclusion de cette étape passe par la destruction du cadeau de Ford. Non, il n’y a pas des bons et des mauvais négriers : il n’y a que des négriers et les négriers plus ambigües quant à leur ‘statut’ ne sont pas acceptables.


OBJECTIVATION
L’objectivation des esclaves est montrée ici de manière particulièrement intéressante. Les esclaves ne sont pas des êtres humains mais des valeurs marchandes, des corps dont on peut disposer comme le veulent les négriers. On peut les tuer, les maltraiter, les torturer, cela n’est pas grave sur le plan moral (d’après les négriers), les seules incidences graves sont celles monétaires : combien fait-on perdre de valeur via un tel traitement.
L’objectivation est présentée comme ‘positive’ par les négriers. Le fait d’attacher une valeur marchande à l’esclave le ‘protégerait’. Si les esclaves ne valaient rien, on pourrait bien les tuer. Enfin encore plus qu’ils ne l’ont été… Parfois ce mécanisme de domination s’avère un peu plus ambivalent : la stratégie dite de Ford en est un exemple. Ainsi, il dit « sauver » Solomon de Tibeats du fait de son statut d’objet (« tu comprends Tibeats, tu ne peux pas le tuer – non pas parce que c’est moralement répréhensible de faire ça non – mais j’ai une dette du fait de son achat ») en l’envoyant finalement chez Epps. Ford sait très bien où il conduit Solomon. La valeur marchande n’est pas en faveur de Solomon, non, mais bel et bien de Ford. Si l’esclave reste, Tibeats le tue, Ford perd de l’argent. S’il rend sa liberté à Solomon, il perd de l’argent. S’il passe Solomon à Epps, le premier mourra sûrement mais au moins il n’a pas perdu d’argent. Oh oui que tu es gentil Ford d’avoir protégé Solomon de Tibeats, tu mérites notre reconnaissance éternelle. McQueen déclarera qu’il trouve Ford bien plus pervers et insidieux que Epps : Epps, lui, ne cache pas sa nature, il montre qui il est. A la différence de Ford, qui veut se faire passer pour une bonne âme, du côté des esclaves. La désillusion de Solomon concernant Ford se manifestera par la destruction de son « présent » : le violon.
Enfin, il y a Patsey. L’objectivation est, chez elle, omniprésente. Elle nous est présentée comme la « Déesse » des champs de coton. Elle est décrite comme étant aussi fiable et productive qu’une machine, personne ne peut rivaliser avec ce qu’elle rapporte des champs. Elle serait ‘faite’, comprendre ‘programmée’ pour ça. Cette caractéristique lui permet d’obtenir quelques « avantages » (faut le dire vite, ils se retournent presque systématiquement contre elle) comme par exemple ne pas être fouettée (...), faute de productivité. Quand elle trie le coton, elle ne pense pas, elle exécute. En somme, elle ne réfléchit plus à son sort, elle fait la tâche qu’on lui demande. Lorsqu’elle sera (une fois de plus) violée, elle ne peut plus supporter son sort. A ce moment-là, elle se déshumanisera : son corps sera complètement relâché, comme si elle perdait connaissance. Ne plus réfléchir, tout lâcher pour en partie ‘nier’ ce qu’elle est en train de vivre. Elle ne peut plus supporter cela. Epps, dans un nouveau comportement de sadisme et de perversion, la frappera pour l’obliger à revenir parmi le monde des « humains », pour qu’elle comprenne ce qu’il est en train de lui faire, pour qu’elle comprenne jusqu’où s’étend son pouvoir de domination : son intimité la plus personnelle.
La conséquence de ce viol n’est pas neutre : Patsey demandera à Solomon de la tuer. Celui-ci refusera. Pourquoi ?


RAPPORTS ENTRE ESCLAVES
Si Solomon refuse d’accéder à la demande de Patsey, ça n’est pas sans raison. Ce ‘thème’ est évoqué à plusieurs reprises dans le film, et en fait l’une des plus « belles » idées du film.
Une idée qui peut paraître simple mais qui est pourtant lourde de sens, celle qui est sûrement le « tournant » du film. Les esclaves accepteront presque tout de leurs maîtres. Ainsi, ils fermeront les yeux quand les leurs seront maltraités, voire tuer. Cela nous est illustré à plusieurs instants : quand Eliza sera emmené, quand Solomon envisagera de s’échapper et qu’il tombera sur la pendaison de deux esclaves. Si les esclavagistes ne sont pas là, ils pourront ne rien faire (de peur qu’on les dénonce sûrement) ou bien essayer d’aider (la femme qui apporte de l’eau à Solomon). En revanche, se torturer entre eux est une marche supplémentaire qu’ils refusent de franchir. Dans la réalité, il y a sûrement dû y en avoir mais le film a pris le parti de ne pas le faire. Solomon refuse de tuer Patsey comme il refuse de continuer de la fouetter. Les esclavagistes pourront user de tous les moyens en leur possession : ils ne peuvent se faire retourner contre eux-mêmes leurs esclaves. Ces derniers refuseront de s’entretuer, ça serait en partie leur donner raison.
J’aurais voulu parler de ce Blanc qui intègre les esclaves mais ça sera pour une autre fois sinon je posterai ce topic en mars alors que j’ai vu le film en jan-oh wait.


ET MAINTENANT ? ON FAIT QUOI ?
Ce que j’ai entendu que cela soit de la part des gens qui n’aient pas vu le film ou ceux qui l’ont vu m’ont quelques fois décontenancée. Plusieurs « arguments » ont été dits et certains me laissent dans une perplexité absolue.
« Ouais enfin bon le film nous dit que l’esclavage c’est pas bien, comme si on le savait pas. »
A-t-on vu le même film ? Le film ne se contente pas de dire que « l’esclavage, ça n’est pas bien », il montre quels sont les mécanismes de domination mis en place pour entretenir l’esclavage. Et ça, ça n’a presque été jamais fait au cinéma. Non, en fait, ça n’a jamais été fait au cinéma. Ça, ça n’est pas forcément connu. Et même si c’était connu, ça ne dispense pas de le répéter. Autant je pourrais comprendre que l’on dise ce genre d’arguments à Monuments Men, autant sur ce film, non. Attention petit spoil sur Monuments Men. Le premier expose deux (ou trois) scènes qui ne servent qu’à dire « oooooh » (le public de la salle où j’ai vu le film a réagi de la sorte d’ailleurs), comme par exemple cette scène où l’on découvre des milliers de dents en or, mais nous explique-t-on comment on en est arrivé là ? Comment cela s’est produit ? Via quels mécanismes des hommes ont-ils pu faire ça ? Et qu’est-ce qu’ont vécu les juifs ? Quel était leur ressenti ? Non. On ne montrait ça que pour jouer sur l’émotion du spectateur mais aucunement pour expliquer le ressenti des victimes juives. Peut-être que tout le mécanisme de domination est connu pour ces gens (ce qui, à mon avis, m’étonnerait), mais le rappeler ne fait jamais de mal puisque l’on constate que de manière presque inéluctable, les Hommes oublient et recommencent. Et pour ma part, cela a d’autant plus un sens qu’il s’agit ici d’une partie de l’Histoire qui est presque systématiquement passée à la trappe.
Et quand je disais que l’on oubliait et qu’il était nécessaire de « rappeler », quand l’on voit que beaucoup disent « c’est trop manichéen : les blancs sont méchants et les noirs sont gentils » (la version prévisionniage au film « est-ce que le film est manichéen ? » existe aussi), on se dit que c’est nécessaire. Non il n’existait pas d’esclavagistes gentils, vouloir les mettre sur le devant de la scène, c’est nier ce qu’il s’est passé (c’est comme si l’on disait « nan mais y a des SS sympas hein » sur un film qui se concentre sur la vie d’un juif dans un camp de concentration) et c’est grave. Pour tomber du côté du « white tears », il ne manque plus qu’un pas (et encore…).
Naorim
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films vus en salle en 2014 et Les meilleurs films de 2014

Créée

le 17 avr. 2014

Critique lue 1.2K fois

3 j'aime

Naorim

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

3

D'autres avis sur 12 Years a Slave

12 Years a Slave
Eren
4

Kid...napping !

L'académisme apparent de ce film est une énigme et une évidence à la fois. McQueen accouche d'une mise en scène aussi louable que discutable. Il déploie également un casting palliant le masque de ses...

Par

le 20 févr. 2014

81 j'aime

13

12 Years a Slave
guyness
4

Soupires en pire

A l’angle de la Canebière et de la rue Vincent Scotto (qui donne sur Belsunce), au numéro 37, trône les lettres fluos du cinéma "Variétés". Le patron du cinéma traine une réputation peu reluisante...

le 16 févr. 2014

79 j'aime

59

12 Years a Slave
Hypérion
4

L'argument "Based on a true story" ça ne suffit pas.

Quoique @Before-Sunrise aie d'ors et déjà dit l'essentiel de ce que j'aurais pu gribouiller sur 12 years a slave, je vais me fendre de quelques lignes parce que bon, un oscar de meilleur film pour...

le 3 mars 2014

77 j'aime

20

Du même critique

Alabama Monroe
Naorim
9

De l'encre indélébile sur le coeur

Alabama Monroe fait partie de ces films qui arrivent discrètement sur nos écrans et qui pourtant nous foudroie de par leur puissance et leur beauté. Félix Van Groeningen, belge de son état, nous...

le 16 nov. 2013

8 j'aime

12 Years a Slave
Naorim
9

Critique de 12 Years a Slave par Naorim

Avant-propos : il s’agit de mon analyse de 12 Years a slave, ce film est, d’après moi, une œuvre militante nécessaire qui risque de froisser quelques orgueils (si ce n’est pas ici, cela a déjà été...

le 17 avr. 2014

3 j'aime