Choisir un tel sujet pour un troisième long métrage est déjà en soit une preuve de confiance de Steve McQueen en son talent révélé par les brillantissimes Hunger (2008) et Shame (2011). Même si 12 years a slave a d’abord été réalisé en vu d’un hommage à sa famille, McQueen nous assène une fois de plus une claque visuelle époustouflante, délaissant presque l’histoire avec un grand H pour se concentrer sur sa mise en scène et ses cadrages véhiculant toutes sortes d’émotions, la plupart restant difficile à oublier quelque jours après la projection. L’entaille que nous incise le cinéaste n’est pas à proprement parler douloureuse, mais orchestrée telle que la plaie se formera au fur et à mesure du parcours de Solomon Northup.

Les séquelles laissées par 12 years a slave sont d’abord douces et sèches. En témoigne à l’évidence ces premiers plans sur les champs de coton, filmés avec une caméra furtive et animale, venant sonder la misère que l’on ne soupçonnerai pas vraiment dans cet environnement si paisible. La grande force du film se situe en partie dans l’exposition de ces actions terribles montrées avec un réalisme des plus fort, préférant opter davantage pour le mouvement du champ que la forme de son cadrage. L’histoire de Solomon Northup (interprété par l’excellent Chiwetel Ejiofor, en route pour l’oscar et sévère concurrent pour Leonard Dicaprio), contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas une aventure mobile soulignant une grande fresque. Peu de lieux nous sont montrés, et ce précisément pour rendre l’univers filmique délibérément clos, avec des barrières bloquant ces esclaves caractérisés comme des bêtes. Le maître de Solomon est quant à lui un personnage ambigu, subtilement enduit d’une double couche : celle de l’humain recouverte par celle du bourreau.

12 years a slave joint ainsi les deux grands rôles de Michael Fassbender des précédents films : la victime dans Hunger, le prédateur dans Shame. Les rapports de domination et de soumissions traduits dans 12 years a slave sont mis en scène comme pour nous retourner les tripes, nous faire prendre conscience que ces faits ne résultent pas d’une simple séance de cinéma mais bien de l’ancienne réalité, dont le côté documentaire n’est jamais explicité. La véracité du plan séquence arrache et transperce notre attitude face à ces esclaves, sans aucune complaisance de la part du cinéaste. Nous ressentons les coups de fouet comme si une coulée de lave crépitait sur notre peau, comme si finalement vivre n’était plus envisageable, mais seulement la survie que craint terriblement Solomon Northup (« Je ne veux pas survivre, je veux vivre »). Notons à ce propos que la violence montré n’a semble pas dérangé outre mesure Sir Spike Lee, lequel avait osé critiquer Quentin Tarantino pour Django Unchained. La comparaison entre ces deux films n’est d’ailleurs pas inenvisageable, tant une vision de l’auteur s’inscrit de façon grandement perceptible, évitant ainsi toute distanciation entre l’histoire et son public. 12 years a slave est-il pour autant un film sentimental, dénué de toute subversivité venant contrecarrer le propos de l’auteur ? Rappelons qu’avec Steve McQueen, nous avons toujours été au cœur d’un cinéma classique jamais hérité ni inspiré directement des plus grands, en partie car une nouveauté est constamment recherchée, plus dans cette forme quasi contemplative que dans ce scénario au final peu surprenant mais néanmoins d’une puissante fluidité.

Outre la violence ressentie, la dramaturgie est elle aussi d’une force sans merci. Les deux heures quatorze sont aussi endurantes que passionnantes, et si nous pensons à certains moments que la terrible vie de Solomon Northup touche à sa fin, nous découvrons avec horreur qu’elle est finalement une amorce vers autre chose de moins en moins humain. Le riche bourgeois Edwin Epps (Michael Fassbender) va utiliser Solomon et Patsey comme ses animaux de compagnie, l’apparence d’abord traversée par une bonne conscience. D’optimisme, le film en est légèrement parcouru : les conversations entre Solomon et Patsey (Lupita Nyong‘o), la rencontre avec Bass (Brad Pitt) comme la vie antérieure aux douze ans de torture sont présentes davantage pour étayer l’idée d’un espoir perdu et retrouvable qu’en guise de localisation hollywoodienne de la production. Cette fin sera sujette à discussion, questionnant son utilité ressemblant à un tire larme hollywoodien. Pourtant, cette dernière image nous reste, peut être par le fait de voir cette famille de nouveau soudée, après avoir passé plus de deux heures avec Solomon bien entouré mais demeurant paradoxalement seul au monde. L’empathie dégagée par ce dernier plan en troublera beaucoup, mais va-t-on au cinéma absolument pour être surpris, maltraité, provoqué ? Steve McQueen ne cherche qu’une chose : nous rassurer quant aux horreurs qu’il met en scène, se situant ainsi dans une retenue et un style unique que l’on ne soupçonnerait pas dans cette œuvre, finalement biconvexe, aux surfaces aussi douces que râpeuses.
Forrest
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le 9 févr. 2014

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