Il est des films qui laissent sur le cul, retournent le cerveau et hantent des jours durant. Assurément 12 years a slave est fait de ce bois là : un film coup-de-poing aussi brillant et inspiré dans sa mise en scène que sans concessions dans son ton. Une œuvre éprouvante donc, mais qui sonne juste et utilise au maximum de leurs possibilités, et de leur pertinence, chacun des outils du langage cinématographique.
Trapped, kidnapped, sold to slavery
La première réussite du film de Steve McQueen, c’est d’abord la force de son histoire et l’approche qu’elle permet. 12 years a slave est l’adaptation du roman éponyme issu des authentiques mésaventures de Solomon Northup : homme noir libre et lettré issu des milieux aisés de New York qui, dans les années 1840, fût kidnappé et réduit en esclavage dans les plantations du sud du pays douze années durant, avant de finalement retrouver sa liberté. Une telle histoire parle pour elle-même, d’autant qu’elle constitue un très rare témoignage de l’expérience de l’esclavage .
Mais plus que sa rareté, l’intérêt majeur de l’histoire de Solomon Northup réside dans le fait qu’il est à l’origine un homme libre. Non seulement l’identification du spectateur s’en trouve renforcée, mais surtout, cela permet de voir à l’œuvre, en même temps que le personnage le subit, le processus qui le fait passer d’homme libre à esclave. Le kidnapping, le réveil dans le noir au bruit des chaînes, la négation de l’identité, le broyage de toute velléité de résistance, le désapprentissage de la liberté, la régression de l’homme à l’état de marchandise, puis à une force de travail brute… ; étape après étape, le film s’enfonce, tel le bateau remontant le fleuve dans Apocalypse Now, au cœur de la machinerie esclavagiste et, avec une grande économie de moyens, en dévoile les rouages.
De la douleur d’une mère séparée de son enfant au pragmatisme d’une esclave devenue la femme de son maître, de la vaine et hypocrite compassion d’un maître à la cruauté pathologique d’un autre, le parcours de Solomon est émaillé de rencontres qui dressent un panorama complexe, nuancé et à échelle humaine du Sud esclavagiste. Loin des clichés, esclaves et planteurs y sont affectés, de façons certes différentes mais également réelles, par un système contre nature où la notion d’humanité perd tout son sens : un régime totalitaire avant l’heure.
Eyes wide open
Traiter dans un film d’évènements historiques aussi marquants que l’esclavage, c’est exécuter un numéro d’équilibriste où la plus petite maladresse ne pardonne pas (cf. les polémiques autour du fameux travelling de Kapo ou de la scène des douches dans La Liste de Schindler). Mais qui mieux que le cinéaste qui a fait de l’enfermement son sujet de prédilection pour s’y frotter. Après avoir abordé le milieu carcéral dans Hunger et l’enfer de l’addiction dans Shame, Steve McQueen est devenu un spécialiste des sujets difficiles, et sait très bien comment les aborder.
12 years a slave s’ouvre ainsi sur un plan d’ensemble où des esclaves font face à la caméra. La frontalité du dispositif est à l’image de celle de l’ensemble de l’œuvre. Le réalisateur a cette honnêteté - on pourrait même parler d’éthique - que de prendre à bras le corps son sujet et ne pas chercher à épargner le spectateur. Au contraire, il lui colle la tète dans la boue et le force à regarder en face, mais sans jamais tomber dans le voyeurisme, ce que d’autres auraient occulté par peur de choquer, ou pire encore, exploité en sortant les violons. Point ici de scènes tire-larmes ou d’émotions factices, mais la vérité d’êtres humains au cœur d’un système inhumain.
A cette volonté affichée de vérisme, concourent aussi le montage (impressionnant par sa capacité à désorienter en effaçant tout repère temporel), la discrétion du score d’un Hans Zimmer en sourdine et la justesse de l’interprétation. Chiwetel Ejiofor dépeint un Solomon qui force le respect par sa farouche volonté de vivre, et la dignité qu’il s’acharne à garder envers et contre tous. Face à lui, s’alignent des acteurs connus (Brad Pitt, Paul Giamatti, Paul Dano, Benedict Cumberbatch) et moins connus (Lupita Nyong’o, Sarah Paulson, Scoot McNairy, Garret Dillahunt…), tous totalement investis dans leurs rôles. Et parmi lesquels surnage un Michael Fassbender posséder comme par un démon par son personnage de planteur enragé et dément.
Voilà pourquoi 12 years a slave n’est pas seulement un « film à oscar » de plus. Parce qu’il transcende son sujet typiquement « à oscar » par l’intransigeante sincérité de son approche, la force de conviction de son réalisateur et l’excellence de sa mise en scène.
The most right way
C’est presque devenu un lieu commun que de dire cela, mais dans 12 years a slave le fond n’est jamais mieux servis que par la forme. En effet, la maîtrise du langage cinématographique que déploie ici Steve McQueen impressionne tant elle pourrait presque l’abstenir du recours aux dialogues. Il est d’ailleurs symptomatique que le seul discours du film, celui du personnage de Brad Pitt - par ailleurs pertinent - soit commenté de la façon suivante par le réalisateur dans la bouche de Epps : « vous aimez vous écouter parler ». Plus qu’une petite pique contre les beaux (mais vains) discours, il y a là une véritable politique : dénoncer par la mise en scène plutôt que mettre en scène des discours bavards. Parce que le cinéma est l’art de mettre en mouvement des images, le propos de Steve McQueen passe quasi exclusivement par des images en mouvement.
Scénographie jouant de l’opposition verticale/horizontale (= maître/esclave), montage cut + très gros plans + sonorités discordantes (pour manifester le broyage de l’humain), profondeur de champs creusant les distances et isolant chaque individu (pour figurer l’impossible solidarité), composition qui enferme et entasse les esclaves-marchandises dans des cadres étouffants… ; le réalisateur enfile les idées de mise en scène comme un collier de perle, et marque par la puissance et la force d’évocation de certaines scènes. Parmi celles-ci, resteront quelques fulgurances (la séquence du bateau, celle de la pendaison…), et un instant de grâce, où douze années d’esclavage semblent se précipiter en quelques secondes sur le visage de Solomon à mesure qu’il retourne dans le cours normal du temps.
Ainsi, en utilisant tous les moyens à sa disposition, Steve McQueen parvient à montrer, dans sa dimension humaine, ce qu’est l’esclavage : cet anomalie systémique, monde à l’envers où mieux vaut être ignorant plutôt qu’instruit, cet espace hors du temps et à l’ombre de la démocratie où la civilisation s’appuie sur la barbarie, cette prison de l’esprit où les chaînes sont mentales.
Aussi, pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, le film de Steve McQueen est une franche réussite et un bon contrepoint au Lincoln de Spielberg, le premier éclairant le hors-champ du second, et vice versa. Là où Spielberg faisait parler le verbe, McQueen reste au plus prés des corps. Et là ou Lincoln dévoilait les arcanes plus ou moins reluisantes de la politique, 12 years a slave montre les hommes et les femmes qui en dépendent. Si l’on ajoute Django Unchained (qui se charge de donner une icône à ces derniers), le tableau est ainsi complété. Et Naissance d’une nation (1915 tout de même) de ne plus être le seul grand film populaire à traiter de l’esclavage aux États-Unis. Le voilà désormais bien escorté par trois redresseurs de tort. Il était temps.