Le feu de l'esprit fait vibrer l'atmosphère

À la fin du 20e siècle j'ai cessé d'être un être humain. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose. C'est comme ça. Je me réveille, j'écris, je mange, j'écris, je regarde la télé. C'est mon 20 millièmes jour sur terre. Le plus souvent je me sens comme un cannibale. Genre dessin animé: avec les grosses lèvres, avec une drôle de tignasse et un os en travers du nez. À l'affût d'une victime à mettre dans ma marmite. Demandez à ma femme, Susie, elle confirmera. Car c'est en général elle qui est dans la marmite. Elle et moi, on a un accord, un pacte, où chaque moment secret, sacré, partagé entre mari et femme, est cannibalisé, mouliné et recraché à l'autre bout sous la forme d'une chanson. Amplifié, déformé, monstrueux. Le plus souvent, j'écris. Je tape, je griffonne, jour et nuit, parfois. Si je m'arrêtais pour me demander ce que je fabrique, pourquoi, je ne pourrais pas vraiment vous dire. Je ne sais pas. Je crée un monde. Un monde peuplé de monstres et de héros, de gentils et de méchants. Un monde absurde, fou et violent, où les habitants exultent leur rage et où Dieu existe vraiment. Plus j'écris, plus le monde devient détaillé, élaboré. Tous les personnages qui y vivent, y meurent où y disparaissent ne sont que des versions frelatées de moi-même. Bref, pour moi, tout commence ici, de la façon la plus infime.


Et le plan sur la machine à écrire, en surchauffe probablement quoique toujours bruyante, laisse la place à un clavier de piano.
Et Nick Cave y plaque un ré majeur. Majeur, frais et léger, quoiqu'assourdi sous le bois laqué noir, bien qu'ouvert.


Tout est dit ici, quoi que tout a déjà été dit. Avant lui j'entends.


La frénésie créatrice, la velléité prométhéenne - la déshumanité collatéral, entre mégalomanie et addiction - on pense à Cioran.


Le cannibalisme on pense à la Negresse Blonde de Georges Fourest. Mais aussi beaucoup à Mother!, film trash, qui nous raconte un accord, un pacte, où chaque moment secret, sacré, partagé entre mari et femme, est cannibalisé, mouliné et recraché à l'autre bout sous la forme d'une chanson. Amplifié, déformé, monstrueux. (dur de se dire cela dit devant Mother! que ce n'est pas une mauvaise chose... ce film est une méchante moralité, pas une réalité)


Et puis toute la suite de la citation, et bien c'est Kafka, l'absurdité. C'est les faux-monnayeurs aussi, ce monde où Dieu semble exister, et où les personnages sont en effet des versions "frelatées" du soi de Gide, quoique je préfère dire "sublimées". Je pense notamment à Édouard, écrivain sublime, aux idées déjà si transcendantes que déjà frelatées, que je résumerais ainsi:


"Le poète transcendant, sur le fil,
fabrique des tableaux et joue dedans,
à la fois bullshit et nouveau fusible
il s'arrache lui-même ses rages de dents."


qui ne fait le plein d'expérience que pour s'y remettre... comme le dit Nick. L'artiste, qu'il soit écrivain ou musicien, semble ici un peu capitaliste...


Dans le fond du fond, ça reste Kafka. C'est le 21e siècle merde! qui ne peut pas échapper à son prophète. Et comme j'ai eu parfois l'impression que Kafka me le disait, et comme je l'ai presque entendu me le verbaliser plusieurs fois dans Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, du haut de son estrade: "tu sais Vernon, tout ça c'est des problèmes d'artistes. T'occupes. Monter sur l'estrade ou rester en bas, c'est leur challenge cornélien... le milieu? Oublie, c'est pas humain."


Tout ça pour dire qu'il se la pète un peu le Nick Cave. Je comprends sa posture. C'est un personnage en somme, en tout cas un monde intérieur, qu'il se crée... Et puis j'imagine que quand on sait écrire et chanter l'estrade devient tentante... mais vouloir s'ériger en mythe comme ça... ça doit être crevant en effet... ou alors paradoxalement c'est plutôt une question d'élan... pour garder la frite en somme.


And some people say it’s just rock and roll
Oh but it gets you right down to your soul
You’ve gotta just keep on pushing
Push the sky away


Il suit une psychanalyse dans le film, et Nick Cave nous laisse entendre, j'extrapole peut-être, que l'apothéose ne serait pas un but en soi, et que son art viserait davantage à collecter des choses enfouies. Le souvenir d'un père, le souvenir d'une enfance... la peur d'un monde qui change et qui ne laisse pas à ses propres enfants le loisir de vivre l'équivalent de ses souvenirs à lui. Si ce n'est le souvenir du père, puisqu'il en est un. Père d'enfants notamment. Et père d'un public.


+1 pour tout ce qu'il raconte sur le processus créatif. Et sur la mémoire. Intrinsèquement liés de toute façon, à travers l'imagination. Notre mémoire en mutation, presque malgré nous, qui augmente une réalité que l'on a alors besoin de partager, d'incarner du moins... Fascinant.


Etrangement plus j'écris sur le temps [weather], et plus il empire, et plus il se fait intéressant, et plus il se plie au récit que j'en fais. En fait, je peux contrôler le temps avec mes humeurs, mais je ne peux pas contrôler mes humeurs


-2 pour l'espèce de métempsychose collective lors de ces trois concerts à la fin, à laquelle je n'ai pas adhérée ne connaissant pas l'artiste. Tout bien considéré, il y a une forme de mysticisme non-dit dans ce film. Le mysticisme ne me dérange pas en soi, mais lorsqu'il devient poussif sans être ouvertement assumé, ça devient presque effrayant.


Pour voir quelqu'un qui se pose le même genre de questions, je vous conseille davantage le documentaire Jim and Andy, autour de la figure de Jim Carrey. Cela m'a paru plus humble...

Vernon79
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le 9 mai 2018

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Vernon79

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