24 frames ce sont 24 fragments, 24 plans fixes de 5 minutes mis bout à bout. Ces 24 plans ce sont aussi les 24 images qui constituent une seconde de cinéma. L’ultime seconde de cinéma, le dernier bout de pellicule offert par Abbas Kiarostami avant de disparaître. Dans cet émouvant dernier film posthume, qui reprend le concept de Five réalisé quelques années plus tôt, Kiarostami questionne une dernière fois le cinéma et son propre cinéma.
Ces 24 plans peuvent se lire comme un zoom décuplé de « la » seconde de cinéma.
Réflexion sur le temps et le mouvement, chaque seconde de cette seconde regorgeant de détails, d’images, d’idées narratives, contemplatives, poétiques, politiques, sensorielles. Comme pour montrer que la moindre seconde capte une quantité astronomique de fragments de vie.
Réflexion sur l’espace aussi et sur la notion de cadre. Ces 24 plans sont composés de façon relativement identique. Un décor naturel (souvent enneigé, ou en bord de mer), une narration (une multitude de narration), animale souvent (des oiseaux, des cerfs, des loups, …) et une présence humaine, plus ou moins discrète. Les plans sont découpés en plusieurs échelles de plan, le regard se focalise sur chacune d’entre-elle, sur l’entièreté du cadre, jusqu’au loin, au fond du plan, en profondeur, jusqu’au hors champ, au non visible. Le cadre fourmille, il y a mille choses à voir. Mille petites choses, chacune source de narration ou d’idées théoriques.
C’est aussi une réflexion sur le cinéma de Kiarostami, une continuité plutôt. Car il y travaille plus que jamais, et de façon synthétique et définitive, la frontière entre le vrai et le faux. Entre le réel et le fictif.
Ces plans ne sont pas des simples vues du réel, tous, ou la plupart d’entre eux, sont manipulés, retouchés. Avec des effets spéciaux, des images de synthèses, de l’animation, … Si bien que l’on ne sait plus très bien ce que l’on regarde. Le cinéaste brouille définitivement cette frontière tenue entre la vie et le cinéma. Il questionne l’idée de regard, donc l’idée même qu’un paysage, ou un cadre cinématographique, n’existe, que si un observateur le regarde, le perçoit ou le filme. Le réel n’existe pas.
Ces paysages ne sont en rien des paysages « naturels ». Tous sont traversés, percés, parasités, par l’action de l’homme. Un avion qui déchire le plan, une architecture humaine qui encadre le plan (fenêtre, balcon, vitre de voiture,..), une présence sonore,….C’est parfois doux, créant une osmose dans le plan, mais parfois extrêmement violent, comme ce tir de fusil à double reprise, qui interrompt à la fois la sérénité du cadre, brise l’imaginaire d’un paysage idyllique, et engendre une bifurcation totale de la narration qui s’était alors mise en place. Le plan le plus significatif et le plus dérangeant par le trouble engendré par la frontière réel/fictif, c’est un plan en bord de mer. Des mouettes volent au-dessus de l’eau, soudain un tir de fusil transperce l’image, et une mouette tombe au sol. Cette action n’est pas un simple intermède narratif. Le plan, qui n’est jamais figé, en constante évolution, prend alors un vrai tournant. Une mouette atterrit pour tourner autour de son congénère et semble hurler de tristesse, ou appeler à l’aide. Mais on n’en sait rien, on ne peut que projeter sur ce que l’on voit des sentiments intimes, des émotions engendrées par notre regard. Ce qui est sûr, c’est que ce plan est à jamais transformé. Si la fin de la séquence laisse imaginer un retour à la « normale », à l’action initiale, le plan est pourtant marqué pour toujours. Il s’est passé quelque chose, d’un peu plus fort narrativement que les milles petites choses, pour l’observateur, mais qui n’est pourtant qu’une chose de plus, à l’échelle du monde. Et la vie continue….
Dans ce merveilleux film, poétique, contemplatif, Kiarostami pose un regard poétique et politique sur le monde. Il y avait une idée semblable dans le Freedom de Bartas, une trace laissée dans le sable par un homme, qui était recouverte petit à petit par la mer, mais qui avait définitivement changé le contenu du plan. Ici la démarche me paraît assez semblable. Derrière toute la facétie du cinéaste, son pouvoir de magicien, de manipulateur, il y a cette idée principale que la vie, et avec un vivier narratif sans fin, naît de chaque micro-élément, de chaque seconde, de chaque fragment, mais qu’un plan, qui semble fixe, figé, de l’est jamais, transformé par la moindre de ces détails. C’est l’idée de trace, celle laissée par l’homme en est une importante, celle laissée dans l’histoire du cinéma par ce grand cinéaste me semble indélébile.

Teklow13
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le 28 mai 2017

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