L'itinéraire bouleversant d'une Médée d'aujourd'hui...

Le réalisateur choc de Nue propriété (2006) avec Isabelle Huppert en rôle titre et Élève libre (2008) revient avec un nouveau film fort et persécuteur prenant aux tripes et à la gorge, le genre de film qui vous cloue au siège une barre au ventre et un sentiment entre le malaise, l’indignation et la compassion. Certainement avec De rouille et d’os et Bullhead, l’un des films heurtant le plus la sensibilité de cette année 2012 cinématographique en cours.

On relèvera en effet un goût certain chez Joachim Lafosse pour la manipulation perverse quand on se rappelle Élève Libre mettant en scène un jeune homme de seize ans se retrouvant à vivre avec une bande de trentenaire le dévergondant et exerçant sur lui un pouvoir de corruption de sa jeunesse des plus malsain.

Ici c’est un film coup de poing qu’il nous livre, en effet A perdre la raison aborde le thème de l’infanticide et de la maternité, s’inspirant d’un fait réel belge, autant dire qu’en effet il frappe fort et prend des risques en abordant un thème tabou, touchant à l’affectif et ce qu’il y a de plus précieux, toutefois il évite la polémique en restant dans une pudeur et une distance suffisantes vis à vis du sujet abordé pour nous dresser le portrait bouleversant d’une Médée des temps modernes.



Une jeune femme belle et amoureuse et une demande en mariage d’un jeune homme charmant (Tahar Rahim) quelques soucis d’argent se profiles à l’horizon, certes, mais quelle importance ?

Leur ange gardien est là et prêt à leur donner sans compter, ils veulent être heureux et avoir des enfants. Cela commence d’or et déjà trop bien pour finir bien, en effet des ombres menaçantes apparaîtront trop rapidement à ce tableau idyllique. Le mari pas si à l’écoute et affectueux qu’il semblait l’être auparavant, incapable de s’émanciper et de s’opposer l’autorité du père pouvant faire preuve d’agressivité et de lâcheté vis à vis de sa femme. Leur amour initial est peu à peu dévoré par le contexte familial complexe.



Deux hommes contre une femme seule, on retrouve donc la même structure que dans les deux longs métrages précédents de Joachim Lafosse. Jonas seul contre les adultes, pris au piège dans un jeu malsain, dans Élève libre. De même que Pascale (Isabelle Huppert) était seule contre ses deux fils tyranniques dans Nue propriété.


Il y a donc là une passion certaine pour les situations irrespirables, de mise en position de faiblesse extrême, d’impuissance et de mettre en scène des personnages sains à l’origine poussés dans des situations-limite et qui sont forcés de déployer un aspect sombre ou fou de leur Moi et de perdre la face simultanément. C’est la destitution de la pureté et de la santé-voire de l’humiliation- qui se joue et en cela ses films sont d’une violence psychologique indéniable. On pourra lui faire le reproche de vouloir traiter trop de thèmes profonds et complexes en un seul film et c’est particulièrement vrai pour A perdre la raison où de nombreuses névroses s’entrecroisent (le psychanalyste le plus gourmand en ferait une indigestion, bien que l’on se demande finalement si cela n’échappe justement pas à toute analyse).



Peu d’optimisme donc, la question qui se pose à partir de là est celle de ce qu’il nous est possible de retenir de tels films qui sont autant de traumatismes, la grâce dans la violence psychique insupportable, dans les situations extrêmes et à peine vivable, voilà peut être le secret de l’émotion suscité par le cinéma de Lafosse. Ici nous citerons deux scènes intenses et parfaitement illustratives de cela et du rôle extrêmement sensible de Murielle (Emilie Dequenne) qui a d’ailleurs valu à cette dernière le prix d’interprétation féminine à Cannes : le moment où elle s’effondre, complètement à bout de nerfs, au volant de sa voiture en chantant “femme je vous aime”diffusé au même moment à la radio. Un titre qu’on n’écoutera plus de la même façon désormais vu la puissance mémorable de cette séquence. Et celle du voyage au Maroc où elle semble recouvrer un peu de bonheur auprès de la famille de son mari, un peu d’autonomie et de dignité, de véritable tendresse en apprenant à servir le thé à la menthe auprès de la mère de son mari et cette scène sublime où elles s’isolent toutes les deux sur la plage pour se baigner qu’on ne peut s’empêcher de trouver trop courte…

On est aussi déchirés que Murielle l’est dans la scène du retour de voyage, en proie à une tristesse monstrueuse et communicative, et comme un enfant ne peut se séparer de son doudou réconfortant dans une situation-limite elle n’est même plus capable d’ôter la djellaba qu’elle a reçue en cadeau de départ tant le vêtement la réconforte et lui rappelle des moments un peu plus respirables, les seuls qu’elle ait eu ces derniers mois. “Tu es ridicule, va te changer” lui lance négligemment Pinget avec un mépris non dissimulé “tu te rend compte de ce que ça fait aux enfants quand ils te voient comme ça”.



Murielle est en effet reléguée au rang de la “femelle qui doit mettre bas et donner des enfants aux hommes”. André Pinget prend soin de ses petits enfants comme d’un bon grand père bienveillant tout au long du film mais traite Murielle avec un mépris croissant, allant jusqu’à la considérer comme un parasite et une folle dont il est pénible de s’occuper en s’assurant qu’elle prend bien sa dose de psychotropes quotidiennes. L’impuissance de celle-ci et son immense détresse sont palpables, réduite à téléphoner à sa psy en cachette en lui laissant un message SOS sur son répondeur toujours dans sa djellaba bleue ciel et avec un visage cadavérique, de plus en plus inquiétant, accablé, maladif, psychotique et méconnaissable.

C’est donc gorge serrée qu’on assiste à l’itinéraire effroyable d’une femme de plus en plus esquintée et privée d’oxygène, dans un tel climat l’état mental de Murielle se dégrade rapidement, jusqu’au dernier moment insoutenable, à ses dernières courses pour le dernier goûter de ses enfants. Et aussi jusqu’à son impuissance totale même dans celle de sa propre mort qui nous ramène aussi à notre propre impuissance à nous, spectateurs qui ne pouvons faire que regarder cette décadence dramatique. On ne sort donc pas indemne d’une telle séance et la gourmandise thématique de Lafosse est heureusement étouffée par l’émotion que suscite son film c’est avec celle-là qu’on se lève de son siège : une émotion fébrile et une compassion accompagnée d’une sincère désolation pour cette Médée là…
Zarathoustra93
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le 10 sept. 2012

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