Que cherchons-nous au cinéma ? Un film comme on en voit des centaines à la télévision ? Alors "Adieu au langage" n'est pas pour nous. Ce poème visuel et sonore dérange, déconcerte, brouille les cartes et les repères, nos conformismes de spectateurs, nos ornières, nos indécrottables certitudes.


Godard s'attaque au langage verbal, non à la tronçonneuse, mais par un kaléidoscope visuel, qui se déploie, repousse le sens, sans cesse en fuite. Il manie la 3D à coup d'images à plans multiples, de tremblements, de visions colorées clignotantes, filmant les champs de coquelicots ou les feuillages d'automne jaunes et rouges de forêts qui palpitent et respirent.
Nos yeux, chaussés de lunettes spéciales, tentent de suivre le décalage créé par les plans séparés, comme si le réel se dissociait, partait en lambeaux.


Nous ne savons pas voir, nous dit Godard. Qu'est-ce que la nature ? Ce que nous ne sommes pas. Ce qu'est le chien errant qui cavale dans une rivière, se vautre dans la neige, communique sa joie de vivre autour de lui. Selon Buffon, le chien est le seul être à nous aimer davantage qu'il ne s'aime lui-même. L'homme devrait-il l'imiter, retrouver ses origines animales ? Cesser de se perdre dans les labyrinthes des mots ?


Le couple qui recueille Roxy n'a pas de nom. Nus dans l'appartement, ce sont le premier homme, la première femme. Pourquoi nommer des métaphores ? Homme et femme cultivent leurs désaccords à tous propos. Si l'homme affirme que les seules inventions réelles sont le zéro et l'infini, la femme rétorque que c'est l'amour et la mort. L'homme souhaite avoir des enfants, la femme n'en veut pas. Pompeusement, l'homme mime le Penseur, s'assied aux toilettes, prend cette pose, chère à Rodin. Il défèque bruyamment sous les yeux de la femme, qui cette fois, ne fait aucun commentaire... Qu'est-ce que la pensée ? De la merde, qui éclabousse la cuvette sociale, avec des flatulences de mauvais aloi ?


Accroché à mes accoudoirs, je lis dans ce film déroutant un essai philosophique sur la destinée humaine, à travers l'exemple d'un couple en crise. Godard semble parler de la mutation de l'espèce humaine. Créons-nous des monstres, comme celui de Frankenstein ? Au bord du lac Léman, Mary Shelley écrit un roman d'horreur, fantastique et prométhéen. Le temps était épouvantable, tempête et déluge...


Dans son appartement, la femme annonce qu'elle aura bientôt besoin d'un interprète pour se comprendre elle-même. Elle rejette le bonheur, comme indigne d'elle. Elle n'est pas sur terre pour cela, mais pour mourir. La référence aux "Possédés" de Dostoïevski est claire. En un mot : nihilisme et démesure. Nous perdons la capacité à comprendre nos propres paroles - et peut-être aussi le sens de nos actes et de notre vie.


Cet "Adieu au langage" n'en est pas un. Il critique le verbalisme, qui trop souvent nous égare ou nous enferme. La scène où l'homme prête allégeance à la femme, placée comme en prison derrière une grille, est une métaphore de leur situation (une impasse). Godard invente un langage cinématographique d'images et de sons, une ode rousseauiste à la nature, comme pour se purger des joutes verbales, de leurs oppositions illusoires. Pourtant, les citations abondent : extraits de films aimés, mais aussi citations verbales (Flaubert, Buffon). La rupture avec ses films précédents pourrait être moins grande qu'elle n'y parait. Et sa vision très sombre de la femme, imprégnant nombre de ses films, se confirme.

lionelbonhouvrier
9

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le 8 déc. 2014

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