"Toutes les images disparaîtront [...]"

22h30, mk2 Bibliothèque : au sortir d'Adolescentes, des flashs me reviennent. La couleur d'un vernis à ongles ; les pleurs d'un proviseur au matin du 7 janvier 2015 ; les innombrables débats à table à propos de Parcoursup et du bac. Flashs, éléments, détails semblant insignifiants que connaissent et qu'ont vécus les deux protagonistes d'Adolescentes. Ce film documentaire narre la vie, entre 13 et 18 ans, du théorème de Thalès à la majorité, des COD et attributs au permis de conduire, d'Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde. Aucune autre prétention sinon que de les suivre, du plus près possible, pendant 5 ans. Alors les souvenirs qui me reviennent, cette odeur de vernis bon marché, ces rédactions d'espagnol, ce sont les leurs, mais ce sont aussi les miens.


C'en est assez pour le mélo : puisqu'il faut présenter, présentons. À la manière du Boyhood de Richard Linklater (dont la beauté, la lumière onirique et la lente transformation du visage de son héros, Mason), tourné sur 12 ans, Adolescentes, réalisé par Sébastien Lifshitz, a été tourné entre 2013 et 2018, à grands renforts de rencontres régulières avec Emma, Anaïs, mais également avec leurs familles, partie intégrante du film.
Comme le nom l'indique, tout dans ce film évoque l'adolescence : petits tracas quotidiens et grands chagrins, premiers rituels, premières fois, chambres d'ado' et portes qui claquent. Mais est-ce à dire qu'on a affaire à un teen movie classique ?


Tout d'abord, c'est un documentaire très réaliste, naturaliste même : les petits aspects du quotidien, les mauvaises notes et les détails concrets de l'élaboration du bac de français, d'une carte d'histoire-géo ou de la tenue réglementaire d'un bac pro ne sont pas omis pour filmer le grandiose, le manifeste d'une adolescence ravagée, formule sex-drogue-et-rock'n'roll, cliché souvent véhiculé par les teen-movies américains. Ici, Sébastien Lifshitz dresse un portrait de deux adolescentes par touches successives, se concentrant sur les lieux clefs : école, maison, amis, mais le fait sans commentaires, sans jugement. Les choses ne font que se dérouler, en somme. À la manière du podcast Les Pieds sur Terre de France Culture, les choses arrivent, c'est tout.


Dans son fond, c'est donc un portrait de deux adolescentes, Emma, sérieuse derrière sa mèche noire, tiraillée entre sa passion pour l'art et sa mère stricte (mais oui, c'est vrai, comment faire accepter à Papa et Maman que l'on veut étudier le cinéma ?), et Anaïs, gouailleuse, franche, à l'histoire familiale et sociale compliquée. Sans jamais s'apitoyer sur leur sort ni les juger, — ce film aurait pu devenir un documentaire condescendant sur la France d'hors Paris, sur les TER intercités et les rendez-vous au lac en plein été — Sébastien Lifshitz observe ces deux adolescentes grandir et s'épanouir, traverser les épreuves de leur vie de jeunes filles, jeunes femmes, presqu'adultes. Si l'on peut relever une très grande pudeur dans son approche de l'amour — bien loin du film À 14 ans, qui m'avait marquée par son traitement cru et inapproprié de la sexualité adolescente —, les expériences montrées dans ce documentaire traitent de l'universalité d'un premier amour, d'une peur de la fameuse première fois, des conversations adolescentes et des corps, sans qu'ils soient commentés, qui changent.


Toutefois, ces éléments sont ceux que La Boum traitait déjà, ou, outre-atlantique, Breakfast Club esquissait déjà, dans l'enceinte du lycée : là où Adolescentes marque et se différencie des autres films, c'est par son traitement du quotidien, du tangible, des références générationnelles qui font rire, sourire, et peut-être verser quelques larmes. Le dispositif d'une évolution du temps permet de montrer les évolutions du quotidien : les flash déjà mentionnés sont partagés par toute une génération post-attentats, post-crise économique, génération dont je suis issue. J'ai donc souri face aux chansons entonnées par les deux protagonistes, ri devant les errances vestimentaires des années 2013 et été émue face aux débats au sein du collège, sur la liberté d'expression post-Charlie.


Bien loin de n'être documentaire brut et laid sur la réalité sociale de la France contemporaine — de la province contemporaine —, ce film, par ses qualités plastiques (lumière douce, notamment dans les scènes du lac ; lumière des stroboscopes qui sait capturer le grain de la peau lors des soirées ; son ambiant des embouteillages, un matin de décembre en voiture, ou encore absence de son, silence gênant entre deux adolescents, gênés de leur potentiel amoureux, au skate-park), séduit et touche : il m'a donné la drôle d'impression de lire dans les vies de ces jeunes filles, et, en quelque sorte, dans ma vie, comme si le réalisateur, à travers le prisme de l'observation particulière des deux jeunes filles, avait su capter la quintessence de l'adolescence des années 2010.


La continuité des plans et des époques est fluide : par le choix de ne pas marquer les années au moyen d'un carton ou d'une date, Lifshitz demande au spectateur de rassembler sa propre connaissance des époques, des périodes. Pour suivre, il faudra se rappeler de telle et telle date, s'accrocher aux visages des protagonistes qui grandissent, ou, plus simplement ne pas suivre et se laisser porter, au gré des paysages de la Corrèze sublimés car trop rarement montrés, par les micro-événements, les ruptures amoureuses et les mentions bien au brevet des collèges.


Si la dichotomie socialo-économique entre les deux héroïnes peut parfois paraître trop appuyée (Emma fait ses devoirs à table et suit des cours de chant, Anaïs doit faire ses devoirs en foyer et surveille son petit frère), Adolescentes réussit son pari de toucher, d'émouvoir, par son incroyable proximité avec le quotidien, avec l'histoire personnelle qui raconte la grande Histoire. En cela, il parvient à déplacer, sur le médium cinématographique, les petits riens générationnels dont Annie Ernaux, dans Les Années, faisait la collecte, pour parler d'une autre génération, grâce à un autre médium, mais toujours avec la même volonté d'universalité de la vie, de la biographie, de l'intérêt à la personnalité, à l'infra-histoire et à l'intime.



"Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui — pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’histoire." Annie Ernaux, Les Années (2008)


CFournier
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le 30 sept. 2020

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Coline Fournier

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