Je m'attendais au pire, il était préférable d'aborder Alice au pays des merveilles avec cette mise en condition psychologique. Je ne peux donc pas dire que je suis déçue, mais la liste des choses à sauver est faible (une scène, celle du thé entre le chapelier et le lièvre de Mars).


Je ne vais pas en remettre une couche avec le laïus sur la rencontre attendue entre Burton et Caroll, l’évident plantage qui s’en est suivi ne laisse plus de place qu’à une seule et unique question jusqu’à l’obsession : comment Tim Burton a-t-il pu passer à ce point à côté de son Alice ?


Le problème, c’est que la version livrée par le cinéaste dévie complètement de ce que l’on pouvait attendre d’une telle adaptation, et plus généralement d’un film du réalisateur. Hormis le respect des éléments primordiaux de l’œuvre originale, je n'avais pas d'attentes spécifiques concernant ce film, j’étais ouverte à toute proposition pourvu qu'elle fut originale. Dans la limite du raisonnable néanmoins, j’ai un peu de mal à accepter qu’un récit de fantasy gentillet à base de lutte contre les forces obscures prenne la place d’un film de Tim Burton. On y hérite des topos chevaleresques liés au récit d’initiation qui ne détonneraient pas dans un Narnia, un Harry Potter ou un Seigneur des Anneaux, mais qui n’ont rien à voir avec Alice au pays des merveilles. Clairement, le plaisir est gâché.


Les rendez-vous arrangés ne fournissent pas toujours les résultats escomptés. Adapter cette histoire au moment même où elle ressortait de toutes parts et s’imposait comme une référence culturelle et populaire majeure n'était peut-être pas la plus brillante idée qui soit. En tous cas pas sous des auspices aussi peu favorables, la récupération éhontée du phénomène par Disney n’annonçait rien de bon. Burton n’est pas exempt de reproches, mais force est de constater que les plus graves défauts du film proviennent de son mode de production. A commencer par son scénario en guimauve.


Il m’évoque un jeu vidéo à la narration taillée à la hache : "accomplis la tâche présente et passe à la prochaine scène". La progression linéaire sans enjeux et sans souffle n’implique pas le spectateur, on regarde tout cela se dérouler d’un œil distancié sans ciller. Où est passée la folie ? Le désordre ? Ici tout est classé méthodiquement dans une approche on ne peut plus manichéenne. L’affrontement entre les deux sœurs illustre la tension basique entre le bien et le mal qui agite le royaume des merveilles, il me laisse ô combien dubitative… On laissera de côté l’invraisemblance de la situation, il faudra qu’on m’explique quelle légitimité a la Reine Blanche dans sa revendication à accéder au pouvoir alors qu’elle n’est pas l’aînée et que la primogéniture semble la règle dans ce royaume si bien ordonné selon notre logique. La Reine Rouge s’en émeut d’ailleurs, ça éclaire d’un autre jour leurs rapports fraternels : la Reine Blanche est une grosse manipulatrice, ça n’a pas aidé la Reine Rouge plus fragile émotionnellement à se débarrasser de ses névroses. Mais enfin ça, on se doute que le film ne cherche pas à nous le signifier, les positions scénaristiques sont tellement tranchées qu’on ne peut envisager l’ambiguïté des rôles. Blanche est gentille (et nunuche), Rouge est méchante (et elle se plaint de sa sœur parce que c’est une grosse jalouse pas assurée de sa position), point.


S’y juxtapose un traitement qui manque cruellement de finesse. L'entrée en matière dans l'Angleterre victorienne est hallucinante par son manque de subtilité, c’est froid, plat, attendu. Esquissé à tellement gros traits que l'on cherche vainement à quoi se raccrocher (les costumes et les décors sont beaux). Je n’ai rien contre l’accentuation jusqu’au grotesque, Tim Burton est coutumier du fait et il se débrouille plutôt bien d’ordinaire, mais là, déjà, ça ne marche pas.


La caricature s’étend aux personnages, elle a des conséquences dramatiques sur leur crédibilité. Je ne parlerai pas du chat de Cheshire dont la qualité première n’est pas l’altruisme mais qui sauve pourtant de la décapitation l’un de ses comparses, sans contrepartie alors qu’il avait posé ses exigences juste avant… Le plus surprenant est le traitement du Chapelier fou (qui m’a moins horripilée que je ne l’aurais pensé, c’est l’un des seuls êtres avec lequel on se sente un peu d’attachement). La notion de folie aurait-elle échappée à la sagacité de la scénariste Linda Woolverton ? (Qu’on lui coupe la tête, définitivement). Pas complètement puisque le personnage est d’abord plutôt bien loti (je me serai passée du flashback sur la déchéance du Chapelier à cause de la méchante Reine Rouge, mais passons) mais son traitement se dégrade progressivement pour le faire sombrer dans la mièvrerie : le Chapelier éprouve de tendres sentiments pour Alice et s’en va sacrifier à son devoir en se mettant en ordre de bataille comme une bonne pièce d’échec bien rangée. Il oublie sa folie pour se mettre en conformité avec les stéréotypes du genre, ce qui évidemment affadit considérablement le personnage, schizophrénique pour de mauvaises raisons. La fin du film tue le potentiel qui existait, elle assassine littéralement le Chapelier en lui donnant une vague apparence de subversion mais en ne le laissant jamais s’aventurer aux limites de la déviance, jamais il ne peut faire preuve d’actions illogiques, jamais son comportement ne peut porter préjudice aux autres. Pour un être dérangé, le Chapelier se comporte sacrément bien en société…


Les diverses créatures qui forment le lot de ses compagnons obéissent elles aussi aux lois invisibles de la rationalité imposée. Ils sont les héros responsables prêts à prendre les armes lors du combat final. Le lièvre de Mars qui campe le barjot le plus inquiétant à des lieues à la ronde ne fait pas exception. En tant que spectatrice lambda attendant une production moins sage, à ce stade, ça fait déjà un moment que je me fiche éperdument du final annoncé tant il est grotesque avant même d'être joué. On sait que Tim Burton n’aime pas et a même déclaré ne pas savoir filmer les scènes d’action. Ca se voit. Le passage mérite un prix spécial pour sa platitude (et aussi son côté désagréable à regarder esthétiquement, mais là je ferai la grâce au film de mettre cela sur le compte d’une subjectivité personnelle). Difficile de faire mise en scène moins dynamique, mais au point où on en est ce n’est même plus décevant, la frustration de ce raté est intégrée et intériorisée. Le film se paie pourtant le luxe d’honorer une promesse malheureuse rappelant qu’on peut encore creuser plus profondément. La gigue du Chapelier est un numéro consternant, nos sens n’ont pas encore été suffisamment anesthésiés pour qu’on puisse passer au-dessus d’une si lamentable démonstration.


Et ce n'est pas parce qu’il s’agit d’une production Disney que Tim Burton doit être absous de tous ses pêchés. Probablement n’a-t-il pas pu tout contrôler, le scénario est une faute originelle. Mais le report des accusations sur une seule entité serait trop facile alors que l’on assiste à quelques scènes plutôt dérangeantes pour un film Disney, des films à voir et à revoir en famille. La séquence où Alice saute de tête en tête pour rentrer dans le château doublée de celle durant laquelle la reine rouge contemple les douves où flottent ces mêmes têtes, résultats de ses décapitations commandées, me ramène pour le coup plus vers l'une des dernières scènes de Sleepy Hollow qui me glace le sang que vers un gentil film pour enfants. Le thé du Chapelier n’évoque pas la réunion d’esprits sains et balance entre le glauque et le franchement malsain. Le mélange est curieux car si ce ne sont que des touches, on reconnaît la patte du maître, accolée à cet agglomérat de bonnes intentions pour ménager le spectateur. Aussi peu nombreuses soient-elles, ces images suffisent à pervertir l’honnête divertissement familial. Elles ne compensent néanmoins pas le manque de cruauté, qui va de pair avec l’absence généralisée de folie. Nul protagoniste affilié au clan du bien n’aura l’idée de trahir son camp pour le seul plaisir d’obéir à une impulsion, personne ne songe à se dérober à des obligations dont on se demande bien ce qui les impose si pressamment… Quant à Alice, elle avance bien tranquillement vers son destin sans subir sarcasmes ou humiliations.


Ce n’est pas mon seul reproche. Tim Burton se caricature lui-même en puisant dans ses clichés graphiques. Pas sur les personnages qui semblent être les seuls à bénéficier de ses soins, il est vrai. Les décors du pays des merveilles sont beaucoup plus contestables : au pire ils sont impersonnels au possible et échangeable avec n’importe quel film à gros budget, au mieux on nous colle deux trois spirales, un arbre décharné et basta. C’est terriblement peu imaginatif par rapport aux très fortes attentes que suscite le réalisateur. Les décors ne suscitent aucune jubilation, il n'y a pas d'émerveillement ou de dégoût. Cela n’aide pas l'univers à gagner en consistance, on cherche vainement toute matière. Alice au pays des merveilles n’inspire pas de bouleversement ou de choc visuel, c’est tout de même un comble !


Fait grave pour un cinéaste pourtant d'ordinaire si émotionnel, le film manque d'âme. Il semble creux, l'univers ne nous fait rien, on en arrive à regarder l’écran impavide, en ne se sentant somme toute pas plus concerné que ça par ce qui s’y déroule. J’ai peut-être une piste d’explication à ce phénomène. En regardant le film, je me disais que l’objet fini manquait cruellement de simplicité, on a envie de crier aux producteurs de cesser de mobiliser tant de moyens pour ça. Et en fait, c'est précisément ce qui tue l'immersion : Alice au pays des merveilles est bourré d'effets numériques, à saturation. Les décors (excessifs, le château de la reine de cœur, mon dieu, faut faire une pause là, développer à ce point là, ça fait légèrement mono-maniaque... Les plans ont été élaborés en griffonnant sur une feuille de papier au cours d'une conversation téléphonique longue de 5 heures ? Rassurez-moi...) sont sans cachet et s'avèrent être une gêne visuelle. On est saoulés d'effets spéciaux, on n'en peut plus entre les décors, les personnages retouchés, les monstres créés de toutes pièces. L'impression que j'avais en voyant tout cela, c'est que Tim Burton était en train de pécher par orgueil. Ce n'est sans doute pas exact, mais le fait est que l'on se retrouve dans une accumulation de couches qui devient irritante pour le spectateur. Je veux bien que l'on ait une certaine bouffonnerie et un grotesque débridé très foire à curiosité du XIXe siècle chez la Reine Rouge chez qui cela peut se justifier, c'est nettement moins percutant quand c'est répété sur toute la longueur du film. On est saoulé de tant d'effets spéciaux, c'est vraiment ça.


Ma critique est sévère, à la hauteur de la frustration générée par l’énorme potentiel sacrifié. Ce n’est pas faute de m’être préparée à ressortir insatisfaite, mais je ne peux contenir mon attristement face à un échec si manifeste. Ma surprise quant à la forme prise y trouve aussi une porte de sortie, je ne m’attendais pas à un raté par hors sujet, je me figurais plutôt une transposition inadéquate. Alice au pays des merveilles n’est pas un mauvais film en soi si on est amateur du genre mais il agace parce qu’il est un divertissement assez vain né des mains d’une équipe qui offrait de toutes autres promesses. On en ressort avec un sentiment de vide et de gâchis.


27/11/2011

Nocturne
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le 3 déc. 2016

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Nocturne

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