[Critique rédigée le 25 Mars 2012]

Qu’est-ce que Journey ? Un jeu vidéo (pour moi c’en est bien un, que voudrait-on que ce soit ?) qui détourne les présupposés liés au média avec beaucoup d’intelligence. Il effectue presque une inversion des attentes traditionnelles : là où ailleurs la marche ou la course constitueront l’action la plus basique ne servant qu’à mettre en place les autres mécaniques de jeu, elles sont ici le principal élément de gameplay et une constituante importante du plaisir généré, sublimées il est vrai par des animations somptueuses et incroyablement évocatrices. A croire qu’il fallait s’aventurer dans ces étranges contrées désertiques pour toucher à un réalisme si parlant…

C’est troublant bien sûr, et quel pied de nez au reste de l’industrie si prompte à ressortir les formules toutes faites sans chercher à les interroger. Les mécaniques de jeu différencient tout de suite Journey d’une partie de la production : il n’est pas question ici de gentils ou de méchants, d’ennemis à abattre et d’intérêts à préserver. Le personnage que nous suivons est vulnérable (quand bien même on ne peut pas à proprement parler mourir dans le jeu), l’un de ses plus redoutables adversaires sera le vent soufflant avec fureur qui le renvoie en arrière telle une brindille projetée au gré de ses caprices. La violence n’est pas absente, mais elle prend une forme différente qui la rend d’autant plus percutante.

Je ne dévoilerai rien des petites surprises qui émaillent la traversée, mais elles subliment encore une animation belle à pleurer et viennent renforcer l’impression que Journey est presque une expérience sensorielle. Je ne veux pas trop m’avancer car je sais que je manque encore de recul, mais j’ai au moins cette certitude, Journey est profondément personnel et émotionnel, il parle à nos sentiments sans détours et nous plonge dans une empathie rarement ressentie. Je ne sais rien de la personne / créature / entité que j’incarne, j’ignore si je suis dans le passé, le futur ou maintenant, si cette histoire appartient à notre terre ou à un ailleurs inconnu, et pourtant je me suis instantanément sentie impliquée dans la marche en avant forcenée de l’être que je dirigeais, d’un accord tacite notre objectif à tout de suite coïncidé.

C’est un ressenti induit, qui illustre la parfaite maîtrise de Thatgamecompagny dans sa narration. Cela pourra sembler simple, mais on ne peut que saluer la démonstration qui nous est faite : une histoire, laissée à l’interprétation du joueur, se déroule tandis que notre implication transforme des états émotionnels en sommets scénaristiques, le minime pouvant devenir bouleversant. La musique contribue d’ailleurs fortement à cette réception, elle entérine une ambiance et une atmosphère évocatrice qui participe du voyage. Derrière l’apparence épurée, le contenu est plus dense qu’on ne pourrait le penser au premier abord.

Mais surtout, la possibilité de rencontre avec d’autres joueurs rend ce jeu unique. Encore une fois, l’empathie est suscitée par les liens virtuels qui se tissent. La perte d’un compagnon avec lequel j’aurai cheminé un bon moment m’a ainsi laissée complètement désemparée. Les comportements s’adaptent et bien que l’on ne puisse pas à proprement parler communiquer, on compose avec les moyens du bord et on comprend à peu près où l’autre veut en venir.

Lors de ma première traversée j’ai rencontré deux compagnons particulièrement marquants. Le premier est venu me chercher au début et découvrait manifestement aussi le jeu, nous nous sommes accompagnés, nous montrant nos découvertes respectives. J’ai fait la connaissance du second plus tardivement, il m’a aidé alors que j’avais du mal à appréhender l’architecture d’une salle. Je pensais qu’il continuerait son chemin parce que je le retardais, mais il m’a patiemment attendu et est même venu me rechercher, puis il a pris le soin de me montrer comment je devais procéder. Lorsque nous avions des mécanismes à activer, nous faisions toujours en sorte de nous les séparer pour que chacun en ait la moitié. J’ai dû l’abandonner parce que forcée à quitter la Playstation, le laisser partir seul dans le lointain en ne pouvant lui dire au revoir (j’ai bien tenté mais il avançait, il n’a pas dû comprendre) a été déchirant…

La rencontre avec d’autres joueurs est une très grande réussite, d’autant plus admirable que la concurrence ordinaire des multijoueurs cède le pas à une entraide "gratuite", non motivée, bien loin des regroupements d’intérêts que proposent les FPS… Elle ne se fait pas non plus dans un confort absolu puisque l’Autre conserve une autonomie totale et qu’il pourra aussi bien choisir d’agir de manière inattendue. On peut rencontrer un personnage avec lequel on se sentira sur la même longueur d’ondes, on pourra aussi croiser des joueurs avec lesquels on tâtonnera davantage et où l’on sera forcé de s’adapter pour jouer d’une façon différente de celle vers laquelle nous tendons. Etre à deux, c’est génial tout en alimentant presque toujours une petite frustration qui est des plus stimulantes et positives !

Alors oui, Journey est court, et mieux vaut le savoir (comptez deux à trois heures tout au plus), mais si vous en avez l’occasion, ne passez à côté de cette merveille, d’une beauté bouleversante.

[Retour sur le jeu avec quelques mois de recul] Journey dans son ensemble est l’une des plus fortes expériences vidéoludiques qu’il m’ait été donné d’avoir. Les émotions qu’il nous inspire ont été pensées en amont, bien sûr que ça n’a rien de naturel, que certaines actions ont été tronquées pour que les créateurs soient certains que nous ressentions ce qu’ils ont voulu (les personnages ne peuvent rien saisir pour éviter que le joueur ne se mette à jeter son coéquipier par-dessus un pont si l’envie lui prenait soudainement par exemple), et alors ? La spécificité première du média jeu vidéo est de permettre une interaction directe du joueur avec un imaginaire visuellement matérialisé par le biais d’une interface. Journey parvient à placer l’interaction au cœur de son dispositif narratif et à ainsi nous raconter une histoire, tout en nous laissant nous insérer à l’intérieur de celle-ci pour la rendre très personnelle et donc d’autant plus percutante. Sa réussite mérite d’être saluée.
Nocturne
9
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le 9 mars 2013

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