Le premier séisme eut pour nom 2001 : l’Odyssée de l’Espace, grandiose épopée visuelle, musicale et métaphysique qui fit table rase de toutes les conventions en vigueur. Le deuxième séisme survint avec Star Wars, merveilleux rêve de pellicule qui réinsuffla au space opera une candeur juvénile, une valeur poétique susceptibles d’enflammer l’imagination populaire. Le troisième séisme fut provoqué par Alien, qui boucla ce triptyque circonstanciel — et toujours inégalé — de la science-fiction "d’outre-terre" en y important, tout en les modernisant, certains schémas classiques hérités du film d’épouvante, de Lovecraft ou de Van Vogt (La Faune de l’Espace). À une époque où le cinéma s’entourait des mille précautions d’une rhétorique sans cesse plus affinée et enchâssait ses vertus fascinatoires dans un écheveau de distanciations, Ridley Scott entendait se fonder sur le récit le plus brutalement linéaire, quintessencié en sa tension maximale et récusant avec hauteur les modalités ludiques d’un genre déjà bâtard et bien écumé. Le respect des trois unités (strictement observées, car l’expédition sur LV-426 constitue moins un autre décor que la vision anamorphosée d’un seul et même lieu) impose à l’œuvre une sévérité narrative à laquelle on s’étonnerait presque qu’elle survive. Nulle digression n’y est autorisée, nul passé que l’immédiat, nul futur que l’immanent. L’îlot vicié flotte dans une béance sans Dieu, sans avenir et sans prestige. L’illimité est un cul-de-sac qui impose son silence assourdissant, puisqu’il est admis en écho au Pascal des univers infinis que dans l’espace, personne ne vous entend crier. Chaque homme, chaque femme, chaque chose, y compris l’innommable créature qui rôde au-dessus de tout, concourt et se resserre jusqu’à se confondre à sa fonction. Il est rare qu’un film disposant d’un budget aussi imposant pratique une telle économie de discours, assigne à ses moyens matériels un sens aussi audacieusement et orgueilleusement contrit ; audace ou orgueil, seul le matriciel 2001 avait osé pareille démesure. Stupéfiant pari à saisir l’insaisissable masochisme du public, Alien ne protège ses arrières d’aucune rémission et organise de son formalisme irréductible la compacité de son pouvoir de terreur. Primaire, surefficace, il matérialise l’impensable et rend crédibles les abominations les plus graphiques. Comme chez Kubrick, c’est l’intuition plastique, la notion quasiment physique du matériau qui moulent son objet à même la glaise des émotions.


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Que le cargo spatial soit baptisé Nostromo fournit d’emblée un indice clair : au moins autant que Duellistes, le film cultive une inspiration conradienne. Nouveau symbole d’une immensité plus qu’humaine, le cosmos succède à l’océan dans la hiérarchie des sépultures sacrées. Pour l’avoir exploré au nom d’une présomptueuse confiance en leur savoir, pour s’être autorisés à braver l’inimaginable, les astronautes, déroutés tant de leur itinéraire que du droit chemin possible, finissent happés par les ténèbres et disparaissent parmi les astres morts, comme naguère les héros de l’écrivain emportaient leur secret au fond des mers. Mais le cinéaste ne se contente pas de détailler les affinités congénitales qui unissent le romanesque des abysses à celui des étoiles (le vaisseau conçu selon l’architecture des grands navires marchands, le magasin obscur et moite où pendent, anachroniques torsades, les chaînes énormes d’invraisemblables amarrages, les dépouilles cérémonieusement expédiées par-dessus bord, dans la pure tradition maritime…). Hors du territoire de l’intelligence et de la raison, il développe un cinéma de l’instinct qui emprunte moins à la réflexion qu’à l’arsenal des pulsions. Le dialogue avec le spectateur s’opère d’abord par la médiation d’archétypes : les angoisses ancestrales de l’homme. Sept dormeurs s’éveillent donc aux atterrages d’une planète-fantôme dessinée comme un ventre en mal d’enfant, dans l’espace glauque d’une mer sidérale que l’on aurait vidée de ses eaux. Dans cette antre cyclopéenne évoquant la carcasse intérieure d’un cachalot, d’inquiétantes floraisons attendent celui qui va les féconder. La naissance est immonde : l’œuf vagit, s’ouvre en une fleur gluante et crache son rejeton palpitant au visage du profanateur. Le plan foudroyant, monté cut, de Kane basculant en arrière tandis que le facehugger (ce composé larvaire de pieuvre, d’araignée et d’huître avariée) saute à la visière de son casque, tout comme plus tard celui montrant de profil un Ash impassible alors que les cris d’affolement et la musique stridente consacrent la mort (hors-champ) de Dallas, constituent deux exemples, parmi cent autres, d’un langage cinématographique chauffé à un degré prodigieux d’épure et de performance.


Le fond des âges et la prescience d’un avenir encore lointain se conjuguent en une diabolique contraction, entrelacs contre-nature du dur et du mou, de l’ossement et de l’acier, du glacial et du brûlant. Les rangées de dents chromées du monstre laissent perler une humeur visqueuse ; le squelette momifié du Space Jockey a tout d’une sculpture sinistre soudée au châssis troglodyte qui lui sert de mausolée ; les conduits et encoignures du Nostromo sont autant de boyaux fermés par de véritables sphincters. Les forces contradictoires du monde ont rompu les précaires harmonies et s’unissent en d’aberrants mariages, que rendent tangibles les effroyables inventions biomécaniques de Giger. Le film possède la validité d’une chirurgie à rebours où le mal guérit et le corps se condamne. Songe mythologique hanté par une figure de peste moyenâgeuse, il dispense un suspense sadiquement étiré en un huis-clos infernal que tapisse une technologie aveugle. Le Nostromo ne tient que parce que les étages nobles, zen, hygiénistes, réduits au minimum du fonctionnel, sont en connexion avec les soutes ouvrières, sombres, suintantes et crasseuses. C’est un paradigme bionique, une ceinture isotherme qui boucle la peur en vissant le tour d’écrou. Les partis pris esthétiques consistent à dépolir l’asepsie coutumière du genre, à salir l’engin d’écoutilles bouchées, de cales rouillées, noircies au cambouis, encombrées de matériel informe. Cette nef futuriste est aussi un rafiot. Et son équipage un groupe de trimeurs prosaïques menés par une rude humilité guerrière, une volonté débordée par l’irrationnel. Si leurs actes définissent à peine leur caractère, leurs physiques et leurs visages les humanisent en autant d’instantanés exposant à nu leurs sentiments. Soit sept acteurs à jamais associés à leurs rôles, mais portant avec eux un bagage filmique passé (la jeune Veronica Cartwright des Oiseaux a grandi) ou à venir (John Hurt sera bientôt l’homme-éléphant de Lynch, Harry Dean Stanton prêtera ses traits émaciés à bien de mémorables voyages de celluloïd, Ian Holm promènera son visage rond et sa petite silhouette dodue chez Gilliam, Egoyan, Cronenberg ou Jackson…). Quant à Sigourney Weaver, elle est Ripley ad æternam, femme-leader androgyne, combattante, déterminée, pleine de ressources, solide comme un roc malgré l’angoisse, la rage et la détresse qui l’assaillent. Icône pionnière, inédite, cristallisant l’admiration et l’identification dans un processus rare de communion affective.


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Et puis il y a le huitième passager. Son irruption tactile est comme une répugnante hallucination délivrée de la nuit, que le rêveur devrait cependant encore fixer à la lumière du jour. Deux pôles de la hideur : l’agressivité brute d’une machine à tuer et la répulsion d’une matière vivante non répertoriée. Attaquant de front mais assez élastique pour se lover dans des niches, des cavités, des recoins, cet hippogriffe hermaphrodite, reptilien, carapaçonné, luisant et mandibuleux reflète comme un miroir nos stupeurs pétrifiées. Sa morphologie ne se dévoile que par le gros plan de détail (saillie d’une mâchoire, griffe acérée). Mû par une cécité destructrice, animé d’une inextinguible frénésie carnassière, il révèle pourtant une psychologie de l’attente, sait marquer une pause avant le coup fatal. Il frappe le lieu qu’il occupe d’un danger mimétique : la gueule du chat Jones qui feule pourrait être la sienne, le cordage noir qui se balance sa queue. Autre aspect — crucial — des paniques primales cristallisées par le xénomorphe : il est issu d’un homme, au prix d’une sanglante explosion obstétrique. La victime, de sexe masculin, est engrossée par la bouche et devient la parturiente d’une gestation atroce au terme de laquelle la bête, diable et fœtus, accomplit un immaîtrisable bon génétique. Qu’est donc ce monstre à l’instinct de conservation meurtrier, moléculairement parfait et capable de se reproduire à l’infini ? Au sortir d’une scène tétanisante où l’horreur cybernétique vient à son tour jouer sa partition, Ash le savant fou dit percevoir en lui un parangon de pureté et d’évolution biologiques. Figure définitive de l’insécurité permanente, de l’altérité hostile, de l’exogène endogénéisé, de la prédation de l’intime, du viol de l’organisme, il tient d’un processus de hantise allant du parasitisme à l’infection, caméléonise un milieu noirâtre et humide où il retrouve le liquide amniotique. De la manifestation la plus simple (derrière sa proie) à la plus raffinée (un point sur un écran), le film orchestre le plus éprouvant yo-yo entre claustro et agoraphobie, se nourrit aux pièges funestes d’un écosystème aussi profus et maléfique qu’un jardin de géhenne.


La Terre-Mère elle-même se dévoile finalement comme l'instance perfide à l’origine du traquenard, via Maman l'ordinateur qui n'a pas à donner d'explications à ses enfants. Le cinéaste maintient ainsi un magistral équilibre entre l’abstraction fertile du scénario et le caractère concret de la mise en scène. L’un se ramène à des affrontements de forces, l’autre englobe ou souligne les détails vrais. L’opposition de la clarté et de la noirceur rend le film presque bichrome : luminosité quasi insoutenable des modules de commande, ombres mouvantes et mal pénétrables des salles de maintenance. Liées à des fantasmes (dévoration, castration), ces oppositions sous-tendent et étoffent les mécanismes redoutables de l’effroi. Les longs et souples travellings dans les coursives modèlent le vaisseau en labyrinthe, les perspectives tronquées fractionnent l’espace en de multiples zones pernicieuses où les objets argumentent encore l’éventualité de la menace. Le cadre excluant les verticales accroît la sensation d’étouffement, tout comme la richesse et la densité méticuleuses des atmosphères, le brio des jeux chromatiques, le relief et la diversité de la bande-son. Après 2001, hypothèse attentive à une présence extraterrestre indéterminée, Scott expose une solitude où tout s’annule, même le désir né de la surexposition érotique d’une jeune femme face au dragon. L’extinction de l’ordinateur HAL sur la chanson Daisy ouvrait la séquence d’une mystérieuse propulsion musicale pour le dernier des hommes. Inversion : la destruction de l’alien advient après une scène suffocante, sans dialogue, sur la mélodie fredonnée et tremblante d’une héroïne bientôt seule. "You are my lucky star", cette comptine sonne sur clignotements et cliquetis asynchrones. Éveillé lentement à la vie, au rythme des fondus-enchaînés sur les "berceaux" de voyage et sur Kane (premier à bouger, premier à mourir), l’individu, sitôt sorti de son cocon, plonge dans le cauchemar. Et il ne retrouve la paix qu’en retournant au sommeil : Ripley réintègre un caisson cryogénique, son visage se fond dans le ciel étoilé. Alien l’affirme : exister, c’est avoir peur.


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le 30 nov. 2020

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Thaddeus

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