Note préalable: cette critique contient quelques spoilers concernant l'intrigue d'American Bluff.

Il est toujours pénible de devoir reconsidérer l'oeuvre entière d'un réalisateur à la lumière d'un échec. Dans le cas de David O. Russell, fort heureusement, les acquis sont légers: de deux films, Fighter et Happiness Therapy, le cinéaste s'est néanmoins construit une réputation de cinéaste sinon respectable, au moins terriblement bankable (plus en tout cas que lors de sa période I Heart Huckabees). Posant sur son passé un regard déjà nostalgique (et Dieu sait qu'il a raison de céder au passéisme), il signe avec American Bluff un film indigent au casting-somme, ressuscitant les couples Christian Bale/Amy Adams et Bradley Cooper/Jennifer Lawrence, et les redistribuant dans un pénible ballet sentimental. Car c'est bien d'amour avec un grand A qu'il sera en partie question dans American Bluff: après que Irving et Sydney se sont ainsi rencontrés, le spectateur découvre à retardement l'existence d'un troisième pion, Rosalyn, femme instable et imprévisible, et subit l'adjonction maladroite d'un dernier luron, Richie, un agent fédéral mal luné qui en pince pour Sydney. La boucle et bouclée, et c'est par ce dernier que David O. Russell, aussi partiellement responsable du scénario, tente de doper sa médiocre comédie à la drogue du film policier et financier. Et arnaques, corruption et mafia de pacotille de s'ajouter ainsi au programme déjà bien chargé en moumoutes, fourrures et boules à facette. Réjouissance.

Il ne sortira néanmoins rien de convaincant de cet ambitieux quoi que classique télescopage de genres et d'influences, si ce n'est une sorte d'hydre à deux têtes, l'une dédiée au soap opera, l'autre à la série policière, et à plusieurs tentacules, singeant chacune Boogie Nights, La fièvre du Samedi soir, et l'époque révolue du film flingueur à twist des années 2000. Plus inquiétant encore, le film cède à une succession de tiques crasses qui interrogent sur sa trajectoire idéologique. A ce stade, si vous pensez que le cinéma s'écrit en toute naïveté la main sur le cœur, se ressent plus qu'il ne s'analyse, et ne contient pas le moindre contrepoids idéologique, vous pouvez arrêter cette lecture. Car s'il y a bien une chose qui m'a posé problème dans American Bluff, outre son cynisme de posture, c'est sa misogynie toute affichée.

Passe encore que le film nous raconte l'histoire d'un homme hideux et pas spécialement bienséant qui chope de la sublime donzelle grâce à son charisme de mâle alpha. Il faut bien que l'histoire commence quelque part, et après tout, "Ève n'est que la côte d'Adam". Mais que le film prenne un malin plaisir à décadrer sans arrêt sur les attributs féminins de ses "héroïnes" en tout genre, au point d'en faire une sorte de tautologie (Amy Adams marche dans la rue, la caméra cadre depuis son entrejambe puis décadre dans son dos sur son arrière train), témoigne d'un premier et authentique problème d'imagerie. Encore une fois, passe encore, l'époque n'était pas forcément à l'émancipation de l'image féminine (on est à la fin des années 70, l'Amérique est sur le point de connaître un grand retour au conservatisme avec l'élection de Reagan) mais que la caméra se vautre régulièrement dans l'érotisme cheap n'a rien de profondément engageant; surtout quand la sexualité se retrouve frappée d'une très étrange chasteté à tous les étages. Le gros du récit se retrouve ainsi concentré sur une double évocation d'adultère, mais ne manquera pas de nous rappeler par la sainte abstinence de Sydney que le sexe, c'est avant tout de l'amour. Constatons également l'absence de baiser entre Rosalyn et son amant, dimension charnelle constamment abandonnée au hors-champs, pour remarquer que ce que la femme porte de sexuel, la pellicule l'affiche sans pudeur, mais que ce qu'elle peut accomplir de sexuel, par contre, est effrontément ellipsé.

Le cas de Rosalyn est aussi singulier: femme dépressive, grotesque et instable, elle cristallise à peu près tout ce qu'on peut imaginer de pire dans la représentation de la femme fatale. De mauvaise foi, elle fout littéralement le feu inique à tout ce qu'elle touche, cède au saphisme diabolique le temps d'un baiser (qui lui, n'est pas hors champ), et surtout, ne manque jamais de foutre des bâtons dans les roues à notre bande de joyeux compères. Le film tient par la même occasion un de ces plus magistraux plot-holes, lorsque Rosalyn confesse à son amant que son mari se trouve certainement au Plaza Hotel afin de piéger des députés et des sénateurs pour que le cheik obtienne la nationalité américaine, alors que la seule chose qu'elle sache, c'est que Richie est probablement un agent du fisc. C'est évidement son mari qui viendra réparer les pots cassés, et qui, dans sa grande mansuétude, la laissera s'attribuer le mérite d'une telle réussite, tout comme, au début du film, il avait eu la justesse de ne pas prendre le chèque de Richie, erreur commise par Sydney. Ah, les femmes, ces êtres naïfs, à l'odeur de rose teintée de pourriture. Inutile à ce stade de commenter la métaphore filée du vernis qui ferait passer Scary Movie pour un chef d'oeuvre de subtilité.

Cette misogynie même pas latente n'est cependant pas un mal reclus au sein d'American Bluff, en ce que l'écriture du long-métrage est pétrie à tous les étages de clichés à peine croyables. Le caméo de Robert de Niro en mafieux polyglotte est absolument ridicule; Bradley Cooper tire la mauvaise carte avec son personnage de flic ignare; et David O. Russell lâche littéralement les chiens pour bien souligner l'affabilité de Carmine, jusque dans une scène ubuesque de repentance menée tambours battants sous les yeux de sa famille, et qui n'arrive jamais à trouver le ton entre comédie et drame malgré tous les efforts des interprètes. Le paroxysme de bêtise du film, qui cède un temps à la prostitution de l'émotion afin de faire passer au forceps son vague message d'humanité, à terme profondément enfoncé par la morale; et laissant entendre qu'American Bluff n'est pas tant un divertissement pourri par excès de machisme, de simplification ou de cynisme, qu'un vague "fait réel" cinématographiquement ruiné par excès de puritanisme. La mise en scène, au sommet de cet amas de déchets, n'est pas plus inspirée, jouant vaguement des échelles de plans pour se donner un air de souplesse, mais échouant dans un montage épileptique faisant la part belle aux faux raccords (dans la scène dramatique sus-citée, la femme de Carmine se téléporte comme de par magie de la porte d'entrée au pied de l'escalier; tout comme Amy Adams, véritable petit mannequin, change parfois de tenue au milieu d'une scène), et ne faisant que souligner un amateurisme qui se ressent jusque dans la reconstitution de fête foraine. Le scénario, enfin, n'est rien de plus qu'un vague enchaînement d'intrigues financières sans relief, complètement anachroniques et frappées de dialogues pauvres au possible, que même une vague évocation des chocs pétroliers et des présidences de Carter et de Nixon (plus ou moins dans la même scène, comme un passage obligé) ne suffit pas à étoffer. Et le tout, cadeau médiocre pauvrement emballé, aux interprètes en roue libre et à l'imagerie complètement dépassée, de n'être qu'une ombre de cinéma, une parodie de parodie sans subversion mais pétrie de manichéisme, toute noire et tout blanche finalement, bien loin au final du "gris total" dont Irving et Richie se revendiquent.
ClémentRL
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le 7 févr. 2014

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