Le cinéma coréen n'a de cesse de le rappeler, le Japon fut le grand ennemi du pays du matin calme au XXème siècle, et c'est donc sans grande surprise qu'arrive en salles un autre film traitant de l'occupation nippone. Là où se situe, en revanche, la surprise, c'est dans son efficacité et sa qualité en tant que divertissement grand public. Non que la qualité fasse défaut aux récents longs-métrages s'intéressant au conflit entre les deux pays, The Age of Shadows, Assassination ou Anarchist from Colony sont là pour en témoigner, mais ils s'adressent à un spectateur plus avide d'intrigues politiques et de costumes élégants que d'explosions, de sueur et d'action.


N'ayez crainte, l'intrigue n'est pas pour autant exempte de manigances, mais là n'est simplement pas le focus de Battleship Island. Différence majeure avec les récentes productions sur la colonisation japonaise : on ne traite pas ici de la vie quotidienne sous l'occupation, mais bien de l'exploitation systématique, dans un cadre spatio-temporel resserré qui ne laisse aucune échappatoire, d'infortunés travailleurs forcés précipités dans des mines. La cruauté de l'ennemi n'est donc pas introduite à travers des scènes isolées, greffons parfois maladroitement introduits censés témoigner de la brutalité des soldats et des sévices endurés par le peuple, mais imbibe la structure même du film. Le trait ne manquera pas d'être quelquefois forcé, mais la polarisation reste globalement raisonnable au regard de la page d'histoire particulièrement dramatique dont Ryoo Seung-wan s'est ici inspiré - et il faut bien tirer la corde sensible à l'occasion.


Dans l'ensemble, la trame reste ainsi plutôt classique, portée par un duo père/fille qui avait déjà fait ses preuves dans Dernier Train pour Busan ou The Strangers. Les méchants froncent des sourcils en beuglant des ordres en japonais, les gentils se serrent les coudes en souffrant dans la suie, rien de bien original mais le résultat n'en est pas moins efficace. Même si la subtilité ou la complexité ne sont pas les qualités premières de Battleship Island, on évite pour autant de se laisser enliser dans le propos manichéen qui ne sert que de catalyseur à l'action. On peut simplement regretter le manque de développement (ou, le cas échéant, de caractérisation) de certains personnages secondaires, qui limite l'investissement émotionnel et rend certaines dynamiques de groupe quelque peu confuses, mais cela reste un frein mineur à l'égard des enjeux principaux.


En outre, s'attarder sur les trajectoires individuelles se serait peut-être fait au détriment de la fluidité du métrage, qui parvient à dépasser les deux heures sans éveiller la lassitude ni user le spectateur. C'est que le rythme est habilement mené, soutenu tout en ménageant des pauses qui permettent de mieux mettre en perspective le scénario, et assure ainsi la conjugaison réussie de la progression narrative et de l'attention du public. Le blockbuster monte ainsi progressivement en puissance, émaillé de-ci de-là de scènes brutales et de visions cruelles, jusqu'à exploser dans un final épique aux proportions décuplées (à l'échelle du cadre du film, s'entend).


Le tout est sublimé par un sens certain de la composition et de la symbolique (un drapeau du Japon impérial en fera d'ailleurs les frais). Le montage ne se prive ainsi pas de plans marquants, que ce soit pour leur portée esthétique, émotionnelle, politique, ou les trois à la fois, et l'on sent la mise en scène sûre de son effet. C'est en effet, avant tout, dans cette qualité esthétique que Battleship Island sait tirer son épingle du jeu, avec cette image soignée et grandiose qui asperge l'écran de bouffées héroïques. Navigant entre poésie et accablement, ce travail formel parvient ainsi à cristalliser l'enlacement fragile de l'horreur et de l'espoir, et à faire étinceler les pépites d'or au milieu de la boue.


Battleship Island révèle ainsi toute sa force dans les visions lyriques qu'il parvient à inspirer en contraste de la dureté du monde qu'il dépeint. Sa mise en scène maîtrisée, qui concrétise une action lisible et inspirante, promet au spectateur deux heures d'un divertissement enthousiasmant et équilibré, et ne fera pas regretter de se déplacer en salles pour l'occasion.

Shania_Wolf
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le 12 mars 2018

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Lila Gaius

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