Bird People, avec son titre en référence à Tourneur, et son étiquette "film du milieu", pourrait faire faire craindre un classicisme un peu figé, ou pire, un film de qualité française. Pour son quatrième film, Pascale Ferran, bien au contraire, propose une œuvre déroutante, originale et éminemment moderne. Car il faut insister sur la modernité de la mise en scène de la cinéaste, modernité qui lui permet d'oser et de réussir des séquences incroyables, et disons-le, assez casse-gueule. Il est impossible de commenter plus avant ces scènes au risque de nuire gravement au plaisir de découvrir, d'éprouver par soi-même ces séquences.

Si Bird People est moderne, c'est en premier lieu par son statut de "film coupé en deux", figure cinématographique certes un peu marginale mais qui a donné de grandes choses dans les 15 dernières années (Mulholland Drive, Death Proof, Tropical Malady ou encore Tabou). Sans être aussi extrême que Lynch ou Weerasethakul, Ferran en en offre néanmoins une première illustration française. La cinéaste réussit ainsi la confrontation de deux blocs de récit qui se répondent l'un l'autre. Mais ici cette confrontation n’aboutit pas à un conflit entre deux représentations qui se contredisent, l'une révélant la part d'illusion et de fantasmatique que contient l'autre (MD de Lynch par excellence) mais débouche plutôt sur une redondance, une variation autour d'un même thème, d'une même intention. Pascale Ferran utilise pour ceci deux personnages et deux genres très différents dans chacune ces deux parties.

Les personnages apparaissent au premier regard plutôt opposés : Gary, le quadra américain riche, sûr de lui et à qui tout semble avoir réussi et Audrey, la jeune femme , plus vraiment étudiante, pas vraiment encore adulte et dont les contours de la personnalité restent encore vagues. Ce qui rassemble ces deux personnages, c'est un ras-le-bol, un essoufflement (la crise d'angoisse en est la meilleure illustration), l'absence d’horizon de leur vie respective. Ce qu'organise Ferran pour ses deux personnages c'est le dégagement de la pesanteur ressentie par chacun.Pour Gary, elle illustre cette évasion par un style réaliste, naturaliste alors qu'elle choisit une voie fantastique pour mettre en scène l'échappée d'Audrey. Le brusque changement de style est la plus belle idée du film (qui en contient pourtant beaucoup) et constitue cette fameuse schize que porte le film. Encore une fois, il faut insister sur l’inspiration, la simplicité et l'extrême précision de la mise en scène de la cinéaste qui fait accepter avec douceur au spectateur un bouleversement inattendu et imprévisible. Ferran, l'air de rien, réaffirme que le la puissance du cinéma se situe bien dans l'art du montage, et non dans celui des effets spéciaux dispendieux. Malheureusement, il est encore impossible ici de préciser davantage.

Le traitement réaliste de la libération de Gary se révèle tout aussi judicieux et la scène de rupture entre ce dernier et sa femme est exemplaire. Ferran joue à merveille du surcadrage offert par les fenêtres et l’écran d’ordinateur (la rupture a lieu via Skype) pour insister sur la métaphore carcérale de la vie que Gary est en train de quitter. Il faut ressentir l'effet produit par la succession brutale du plan d'un oiseau s'évadant par un fenêtre et d'un gros plan du visage de la femme de Gary, enfermé, cadré par l'écran d'ordinateur, réduit à la même dimension qu'une canette de Coca.

Enfin, la modernité de la réalisatrice de Lady Chatterley se manifeste également par l'ancrage discret mais réel de son film et de ses personnages dans le champ social, où l'organisation capitaliste de notre société contemporaine vient écraser l'individu. Cet ancrage se manifeste au détour de plusieurs séquences : la scène (la plus faible du film) de la réunion professionnelle de Gary, l’avertissement à relent raciste de la direction de l'hôtel envers une employée, le beau personnage incarné par Roschdy Zem, précaire et sans domicile malgré son travail dans un hôtel de luxe, etc.

S'il est impossible de relever toutes les qualités du film (la métaphore de l'aéroport comme passage entre deux destinations, deux personnages, deux vies et-pourquoi pas?- deux films; l'absence d’ambiguïté sexuelle entre Gary et Audrey), la bienveillance et la lucidité du regard de la cinéaste Pascale Ferran doivent être soulignées: bienveillance envers chacun de ses personnages, jamais pris de haut et toujours reconnus dans leur qualité de sujet, y compris les plus anonymes (l'introduction dans le RER); lucidité car ce que semble dire la cinéaste, c'est bien l'illusion que constituerait une liberté au prix de la perte de sa place dans la société humaine.

Bird People apparaît donc comme une œuvre simple et complexe à la fois, doucement innovante et d'une incroyable légèreté. Et qui donne envie de réécouter Bowie... Que de bonnes nouvelles pour le cinéma français!
Adam_Kesher
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Créée

le 22 juin 2014

Modifiée

le 24 juin 2014

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Adam_Kesher

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