Dans le film d'horreur, le malaise est provoqué par l'intervention d'éléments discordants, logiquement inacceptables. La rupture logique ou causale répond à l'éclatement d'une unité désormais révolue. Unité de la conscience, de la société, du politique, etc.
Reprenant les codes du film d'horreur, Black Swann, en traitant la naissance d'une danseuse en étoile, met ainsi l'accent sur le fractionnement d'une conscience dont la schizophrénie est moins le signe d'une originalité (dont le film serait l'exposé) qu'une manière d'interroger les mécanismes de l'incarnation.
Question essentielle aux arts vivants (le théâtre mais aussi la danse), elle est subsidiaire au cinéma. Lynch l'a déjà bien creusée (Mulholland Drive, Inland Empire) sous cet angle. Aussi plongeant dans le milieu de la danse, Aronovsky ne s'éloigne-t-il guère du cinéma. L'intelligence du film est de se structurer autour du montage du Lac des cygnes. Ainsi en éclatant son récit entre la vie d'une danseuse (Nathalie Portman), celle d'une compagnie de ballet et l'histoire du ballet lui-même, Aronovsky semble faire trois films et c'est dans l'unité thématique que le film trouve sa subtile cohérence. Longtemps Black Swann feint de nous entraîner sur la voie de l'Eve de Mankiewicz, pour mieux se refermer sur la menace intime de la folie. On croit revoir la Pianiste de Haneke. Mais ces voies-là n'intéressent pas Aronovsky. Elles ne sont suggérées que pour s'en mieux écarter. L'éclatement et la décomposition sont à l'œuvre dans le récit, répondant au fractionnement de la conscience du personnage, et le lien entre les histoires est analogique, entre le film et les spectateurs thématique, entre la danseuse et son monde sémiotique. Analogique parce que l'histoire de la danseuse n'est pas exactement celle du Lac des cygnes, mais que s'y retrouvent les mêmes thèmes dont les variations éclairent mutuellement les récits.
La thématique évidente du film est la dualité. C'est cette dualité qui, construisant des oppositions, tient le film : opposition mère/fille, opposition chorégraphe/danseuse, jeunesse/vieillissement, réussite/échec, cygne blanc/cygne noir, opposition entre les danseuses. Et les jeux de miroir incessant rappellent et participent de ce dualisme, tout en révélant le double de la danseuse, reléguant les oppositions extérieures à une illusion pour les mieux réduire en un conflit interne. Progressivement on sent l'hostilité du monde se refermer sur Nathalie Portman. Son corps n'étant destiné qu'à la danse, tout ce qui met en danger sa carrière lui est menace. Les personnages autour d'elles s'inscrivent naturellement dans ce rapport. L'autre danseuse est une concurrente, sa vie se contraint à une diététique qui confine à l'ascèse, le temps qui vieillit joue contre elle, sa mère, surtout, lui rappelle le danger de la maternité qui contamine sa relation aux hommes, en particulier avec son chorégraphe (Vincent Cassel) : on n'a aucun mal à l'imaginer vierge, d'une part à cause de la crainte de tomber enceinte, d'autre part parce que son corps ne lui est d'autre usage que pour la danse. Ainsi le conflit apparaît lorsque les deux composantes de son être sont mises en opposition et sommées de se manifester : le chorégraphe lui reproche sa frigidité, obstacle selon lui pour le rôle du cygne noir. Or dans la carrière de Nathalie Portman, il n'est jamais question de plaisir qui est en définitive la réelle menace, ce contre quoi sa réussite s'est bâtie. Parce que prendre du plaisir, c'est laisser aller, laisser aller le temps, ne pas maîtriser et vieillir, se perdre hors de la mesure parfaite. La fracture vient de là. Comment allier maîtrise et laisser-aller, travail et plaisir ?
Impuissante à réduire cette ambivalence, contrainte pourtant d'y réussir pour avoir le rôle, Nathalie Portman, voulant changer, va se perdre. Dans son désir d'absolu et de perfection, elle va céder à la nécessité du cygne noir et donner en elle naissance à son double obscur. Perdue dans l'univers des signes, elle va mélanger les récits et, contrainte à se méfier de tous, elle ne découvrira son ennemi que trop tard, en elle-même. Ainsi il est permis de se demander si les ailes tatouées dans le dos de l'autre danseuse (ridicules sans cela), si la scène de sexe entre cette danseuse et le chorégraphe, si le gâteau que lui offre sa mère pour son anniversaire, si la volonté de sa mère de l'empêcher d'aller danser le jour de la première, ne sont pas des illusions comme la mutilation de Winona Ryder, comme le meurtre de l'autre danseuse, comme ces ailes embryonnaires qu'elle s'arrache du dos.
La force du film est de construire à travers le réseau ténu des doubles et des illusions la progression d'un récit dans lequel il est souvent possible de se perdre. Si on se préoccupe de psychologie, on va s'intéresser à la relation mère-fille, sans comprendre que le regard qui nous est offert est perpétuellement celui de Nathalie Portman, est que le monde ne nous est pas donné dans son objectivité.
Que nous raconte Black Swann, alors ?

Les films d'Aronovsky traitent de passion. Et Black Swann illustre la passion de l'incarnation. Dans l'absolu qu'elle s'est fixé d'atteindre, Nathalie Portman va se détruire pour le rôle. Et le film le raconte bien, en une sorte de passion de l'image, Aronovsky clôt son film sur un fondu au blanc où la danseuse, portée par un public conquis, se noie, son corps s'absorbant dans l'immaculé d'une image en train de se perdre. Absolu de l'image, tentation suprématiste, la lumière blanche, est à la fois l'image la plus pure et n'est déjà plus une image. Comme la danseuse, incarnation parfaite, n'est déjà plus un être.
A le comparer par exemple, à Chantons sous la pluie, autre film de danse, où le plaisir prime, qui interrogeait également le statut du réel, on ne peut que mesurer l'écart de vision du monde. Le film de Stanley Donen, quoi qu'il racontât par ailleurs, dans son enthousiasme, faisant triompher une vérité objectivable, offrait l'image d'une Amérique sereine, unie derrière des valeurs stables. Il en va tout autrement de Black Swann où le monde, que la concurrence divise, se vit comme menace et accouche du fractionnement de la conscience. A l'image des Etats-Unis d'aujourd'hui qui effrayé par la menace que représentent pour lui les tensions mondiales, peine à fédérer sa population et subit de profondes dissensions internes.
Le cinéma raconte aussi cela.
reno
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le 11 avr. 2011

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reno

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