Il paraît impossible d'émettre un avis à chaud de Boyhood. Une oeuvre si dense, si longue, si monumentale qu'une prise de recul - plus ou moins importante - s'impose pour en percevoir les tenants, les aboutissants, les enjeux, la force, l'universalité. Il y a douze ans, Richard Linklater se lançait dans le projet de ce film fleuve - déjà auteur d'une autre oeuvre marquée par le long terme.


Avec sa trilogie Before Sunrise/Sunrise/Midnight, l’Américain Richard Linklater avait déjà dirigé un projet hors-normes, suivant sur près de 20 ans (mais avec de larges ellipses) le parcours amoureux d’un homme et d’une femme. Boyhood radicalise le geste : pendant 12 ans, Linklater a filmé ses acteurs. Un garçon qui grandit devant la caméra, tandis que ses comédiens adultes, Patricia Arquette et Ethan Hawke, vieillissent en direct. Quel intérêt dans un art de l’illusion, alors qu’on aurait très bien pu prendre un acteur pour chaque âge du héros, alors qu’on aurait pu maquiller Arquette et Hawke, méthode qui à l’heure de Benjamin Button paraît encore très artisanale ? Il y avait différentes façon de faire Boyhood. Mais en quelques enchainements de plans, lorsqu’on sent et voit le même acteur vieillir et grandir d’une séquence à l’autre, lorsque son visage change, lorsqu’on appareil dentaire pousse, il y a un sentiment puissant de vérité qui se dégage de l’écran : c’est réellement une vie qui se déroule devant nous.


Ce projet fou (comment être sûr qu’un garçonnet de 6 ans sera ok pour être filmé pendant les 12 prochaines années ? Comment se mettre Arquette et Hawke sous le coude de 2001 à 2013 ?) a donné naissance à un film unique. Qui, pourtant, ne parle que de non-événements. Le long fleuve de Boyhood traverse quelques passages obligés : premières œillades aux filles du collège, premières altercations avec les durs à cuir. Mais Linklater ne s’attarde jamais sur les éléments à la fois clichés et fondateurs d’une enfance puis de l’adolescence. Le film, très fluide, galope, comme on passe de la peinture sur les marques cochées sur un mur pour mesurer les gosses, comme on déménage en une ellipse, comme un père en chasse un autre. Les musiques d'un moment donné rythment le voyage dans le temps : Weezer ou Lady Gaga, Sheryl Crow ou Coldplay, Daft Punk ou Outkast, autant de marqueurs temporels dans un film qui passe son temps à parler de temps mais qui ne contient aucun panneau indiquant une année puis une autre. Grâce à ses grandes qualités d’écriture, grâce au naturel de son cast, Linklater évite sans problème la chronique familiale façon pub pour banque, contrairement à des exemples français récents.


En toile de fond, une histoire américaine : mensonges de la guerre en Irak, candidature de Kerry, puis d’Obama. Mais les événements importants restent les riens de la vie du jeune Mason, sa sœur qui grandit, sa mère qui galère ou réussit. Il y a les détails universels, les coups d’œil aux pages lingerie d’un catalogue ou une partie d’un jeu vidéo qui a déjà l’air d’avoir 200 ans. Et puis il y a ce qui fait le parcours unique de ce garçon, sur son expérience de la vie, sans aucun mécanisme lénifiant d’apprentissage. Mason se heurte parfois aux pères et aux grands-pères, dans des apprentissages normés où l’on enseigne la chasse aux vrais garçons qui ne doivent pas se vernir les ongles. Mais la grande force de Boyhood, c’est la grâce avec laquelle Linklater montre des personnages qui vivent sans forcément apprendre comme dans un mauvais téléfilm sentimental, mais qui avancent du lever au coucher du soleil - ce qui se trame ici ne semble pas se limiter à un simple écran de cinéma.

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le 10 déc. 2018

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