"Downhill", 1927, Alfred Hitchcock


(spoilers)


Après « The Lodger », Hitchcock réalise deux très bons films muets « Ring » et « Downhill », deux films dont les récits ne semblent pas « hitchcockiens » en apparence, mais au style très maîtrisé, hérité de ses années d’apprentissage en Allemagne.


« Downhill » est un mélodrame qui évoque par sa facture le cinéma de Murnau. Le récit tourne autour de Roderick, un fils de riche, élève de grande école londonienne, capitaine de son équipe sportive. Bref tout lui sourit. Il est lié par un pacte d’amitié à un garçon, qui vit plutôt dans son ombre, jusqu’au jour où une fille légère, dont l’ami est amoureux, prétend avoir été agressée par l’un des deux garçons. Elle porte finalement son accusation sur le plus riche des deux, Roderick, dont nous savons qu’il n’y est pour rien – c’est son camarade qui était amoureux d’elle. Par amitié, Roderick ne nie pas. Accusé à tort, il est renvoyé de l’école, puis du domicile : son père, intraitable, le met à la porte.


Tous les éléments du mélo, genre à la mode à l’époque, sont là, mais aussi les éléments importants du cinéma d’Hitchcock : culpabilité déplacée, chape de plomb morale et chrétienne, qui évoquent les souvenirs d’enfance d’Hitchcock, son éducation chez les jésuites et son père rigoureux.


On peut, encore une fois, mais c’est peut-être une lecture très personnelle, y voir une lecture homosexuelle : deux amis solidement liés, jusqu’au jour où l’un d’eux aime une femme. Le héros, campé par Ivor Novello (acteur homosexuel, et auteur de la pièce de théâtre dont est tiré le film) accepte le mensonge par amitié (amour ?) pour l’autre garçon. Plus tard dans le film, un carton dira : « j’ai fait la plus grande bêtise de ma vie, je me suis marié ». Encore plus tard, quand le personnage descend toujours plus bas socialement, dans le monde artificiel de la nuit à Pigalle, il a un moment d’échange amoureux avec une femme, qui semble sincère… avant de comprendre qu’il s’agit d’un homme travesti. On peut aussi lire le film comme la hantise d’un jeune homme, qui quitte son monde purement masculin de son école non-mixte, bafoué par deux fois par les femmes, effleurant le vrai sujet de l’acceptation de cette culpabilité : il est « différent ». Ce travesti qu’il croise à Pigalle, c’est son autre lui. Cela pourrait paraître tiré par les cheveux, c’est tout à fait caché au troisième niveau, mais cette image d’effroi face au travesti que l’on a pris en empathie rejaillira 30 ans plus tard dans « Psychose ».


Si le film ne satisfait pas nos attentes des codes habituels du cinéma du Maître – scènes à suspense, intrigue criminelle – la perfection du découpage, des lumières, la grande inventivité d’Hitchcock marquent aujourd’hui le spectateur (en tout cas dans la très belle version restaurée du film). Les plans subjectifs, regards caméras - souvent accusateurs - la raréfaction des cartons et leur usage inventif, le film est splendide d’un bout à l’autre. Un champ contre-champ montre la vision à l'envers d'un personnage la tête penchée, plan qui sera repris dans "Les Enchaînés". On trouve aussi à deux reprises ces fameux plans typiques du cinéaste où un protagoniste se détache du réel, devant un écran en guise de fond. Les travellings sont toujours parfaitement utilisés : pour faire monter la tension, ou révéler un contexte qui nous surprend. Géniale transition vers la nouvelle vie du personnage, après avoir été jeté hors de son « monde » : un carton indique « le monde des illusions », puis nous découvrons Roderick en smoking. Nous croyons qu’il est dans un dîner mondain. Travelling arrière : il porte un plateau, il est serveur. Le décor de terrasse d’hôtel est quelque peu artificiel… la caméra effectue un panoramique : nous sommes en fait sur une scène de théâtre, devant un public. Notre héros est en réalité devenu acteur, dans le rôle d’un serveur. Une désillusion en trois temps, purement racontée par le cadrage.


Les escaliers, autre grand motif hitchcockien, obsèdent déjà le jeune cinéaste. L’escalier qui monte vers le bureau du proviseur signe aussi la déchéance, quand Roderick en redescend les marches après son exclusion. Un deuxième escalier, quand il quitte la chambre de son meilleur ami à jamais, puis l’escalator qui le voit descendre vers les couloirs du métro londonien, achèvent de le mener vers un autre monde qu’il n’a jamais connu. Vers la fin du film, un plan à l’épaule, subjective, tangue au-dessus des marches qui descendent d’un bateau…


Dans les premiers temps de son cinéma, les thèmes hitchcockiens apparaissent peut-être plus clairement que dans ses films futurs, pas encore cachés par la virtuosité de ses récits à suspense : celui du jeu d’apparences, de conventions, sociales, morales, chrétiennes, sont au cœur de « Downhill ». Roderick, insouciant par sa richesse dans le premier acte, se moque des enfants miséreux qui quémandent dans la confiserie. A la fin du film, il sera passé entièrement de l’autre côté de ce « miroir » là, celui de l’appartenance de classe.


Le rapport de classe n’est pas le thème le plus évidemment visible chez Hitchcock, pourtant il est bien là. Dans « Murder » un acteur noble s’intègre dans une troupe d’acteurs pauvres pour découvrir le véritable coupable d’un crime. Dans « Downhill », le héros change de milieu car il est lui-même accusé à tort. Chez Hitchcock, la vision de l’humanité se teinte de paranoïa voire de misanthropie. Mais dans la répartition des tares, Hitchcock semble plutôt louer la classe populaire. A ses yeux, les prolétaires sont plus « sains », à l’image de l’aide à domicile masseuse de « Fenêtre sur cour », des personnages pleins de bon sens, la tête sur les épaules. Ou bien, s’ils passent du côté de la criminalité, ils le font en victimes : Marnie et sa mère célibataire, prostituée ; Norman et sa mère folle, avec leur motel en ruine. Si le cinéaste aime rire de tous les tics de chaque classe (la femme du policier qui se prend pour une cuisinière d’hôtel étoilé), dans tous ses films, Hitchcock, lui-même fils de marchands de légumes, place toujours le cynisme, la mesquinerie, le calcul froid et meurtrier du côté des plus riches.


« Downhill » peut s’étudier comme un escalier, comme un triangle, ou comme un cercle : déjà, Hitchcock construit son film comme un architecte, amoureux des formes géométriques au service du récit. L’escalier, c’est celui de la descente par « étages », d’un monde social à un autre. Le cercle, celui d’un parcours initiatique qui le fait revenir à son point de départ, grandi, mais aussi la possibilité du passage éternel d’un état à l’autre. Le triangle, c’est, d’une part, la répartition du film en trois parties : 1/ « Le monde de la jeunesse » 2/ « Le monde des illusions » 3/ « Le monde des illusions perdues »


Mais ce sont aussi les relations humains qu’Hitchcock aime à montrer en triangle. Le tiers, le regard qui s’ajoute dans une relation à deux, apporte un pas de côté et un jeu de subjectivité qu’Hitchcock aime à déployer. Dans la première partie, ce sont les deux amis étudiants et la femme qui vient briser l’amitié. Dans la deuxième partie, comme un miroir, le triangle est rejoué dans un nouveau monde, celui des artistes. Roderick est amoureux d’une comédienne, mais elle a déjà un fiancé attitré. Toutefois, elle ne s’en préoccupe pas, invite l’amant sous les yeux du fiancé, qui ne semble être que le gestionnaire de ses comptes en banque ou son manager. Un simple objet, une lettre, va remanier le rapport du force dans le triangle : Roderick hérite de sa marraine, il redevient riche. La comédienne éjecte le fiancé, ils se marient ! Dans cette partie où Hitchcock s’essaye à la comédie de mœurs (genre qu’il côtoiera fréquemment), le triangle s’inverse totalement : Roderick passe du rôle de l’amant à celui du mari « officiel », et devient donc à son tour gestionnaire des comptes en banque de la comédienne. Leur amour s’éteint à mesure qu’elle dilapide son argent… et elle reprend l’ex-fiancé comme amant, rôle qui semble finalement le meilleur au sein de ce triangle !


L’étape suivante, les illusions perdues, montrent Roderick vivre à Pigalle, où on lui offre 50 livres pour une danse. Le jeu avec la censure, qu’Hitchcock connaîtra toute sa vie, est déjà là, un mot en cache un autre : « il « danse » pour 50 » dit sa mère-maquerelle, pour ne pas dire il « couche ». Evidemment, Roddy est désormais gigolo, et ce n’est que par ellipse que cela nous est caché : après la danse, on peut imaginer qu’il emmène certaines femmes dans une chambre. Cette nouvelle situation se raconte en une seule scène, fascinante, dans un dancing de Pigalle, où Roderick découvre voit avec effroi le monde dépravé qui l’entoure lorsque quelqu’un ouvre les rideaux. Ce jeune homme lisse, bien né, bien éduqué, vit dans ce qui lui semble l’Enfer.


Dernier échelon, le vagabondage. Propulsé dans les mondes de la pauvreté, notre protagoniste riche est incapable de réaction, et finit impuissant spectateur, balloté, jusqu’à Marseille, où il est pris en charge par trois matelots. Ils le nourrissent et le gardent un temps, puis le mettent dans un bateau en partance pour l’Angleterre quand ils découvrent un mot dans sa poche. Le film se termine par des séquences hallucinatoires, visions fiévreuses du héros tourmenté à bord du navire, où la filiation expressionniste est la plus nette. Pour se conclure par un happy-end typique de toute la filmographie d’Hitchcock à venir : trop beau pour être vrai, le deus ex-machina en devient presque inquiétant. Tout n’est pas dit dans cette image finale de réconciliation. Que se cache-t-il derrière la simple phrase du père « j’ai tout découvert » ? A travers ce parcours de déchéance, un homme accusé à tort et chassé de lui revient au foyer, accueilli à bras ouverts par ses parents qui le pardonnent… Film à tiroirs, tout en illusions et sur les illusions, sous-estimé dans la carrière d’Hitchcock, « Downhill » est vraiment l’une des plus grandes réussites de sa période muette.

BlueKey
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le 19 avr. 2020

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