Une fois je m'étais dit que la modernité, en tant que processus historique, était globalement plus avantageux aux femmes qu'aux hommes. Hésiode, d'ailleurs, si on suit l'interprétation de Marie-Christine Leclerc, associerait la femme au processus de civilisation. Pourquoi pas ? C'est, quoi qu'il en soit, ce qui semble être en partie le propos de Calmos.


Le film commence avec un long plan fixe montrant quelques femmes lisant des journaux dans une salle d'attente. Tout, dans les habits, les meubles ou la décoration, répond au goût le plus moderne d'alors. Même chose dans le bureau du gynécologue, joué par Jean-Pierre Marielle : tout est propre, lisse et sobre. Dans cette atmosphère aseptisée, suintant le « confort » moderne (on irait même jusqu'à envier ce docteur qui semble travailler dans un cadre bien agréable !), surgit d'un coup d'un seul, d'un frigidaire bien caché, pains, charcuterie et pinard, répandus avec amour sur un bureau rempli de papiers et de babioles en plastique. Le contraste est là : on s'imagine la mie, la farine et la graisse s'étaler sur ce bois bien verni tout lisse, l'odeur forte du saucisson embaumer dans cette atmosphère climatisée sans doute baignée des senteurs chimiques de quelque vaporisateur ou produit d'entretien, puis, ô sacrilège !, les mouches et les fourmis s'inviter dans cet environnement entré en lutte à mort contre tout ce qui est, de près ou de loin, organique.


Le contraste est plus saisissant encore lorsque Marielle et Rochefort arrivent dans la maison qu'ils ont loué à la campagne. Murs en pierre à moitié décrépis, vieilles tuiles branlantes, volets de traviole qui grincent, plantes grimpantes poussant au petit bonheur la chance, traces noircies de crasse ou d'usure un peu partout ; puis de gros meubles sculptés avec soin, une table en bois massif, une vieille gazinière avec sa cheminée tordue qui grimpe au toit, des rideaux sans doute passés de mode, le vieil appareil à moudre le café que doit actionner Rochefort à la force du poignet — nous voilà bien loin des intérieurs modernes moribonds, tout lisses, tout blancs, sans aspérité, en contreplaqué, en aggloméré ou en plastique, avec leur lot de plantes exotiques baignant dans leurs billes en terre cuite... La décoration intérieure moderne est aliénante parce qu'elle est sans culture et sans histoire...


Puis viennent les balades dans la campagne, puis les tables — ô jouissance ! — abondamment garnies de charcuterie, de pains et d'alcools, avec deux gras moines rougeauds revenant du potager en hôtes bienheureux et chaleureux. Là, c'est la terre, le terroir, plusieurs siècles d'un savoir patiemment accumulé et transmis avec amour, et puis toutes ses promesses de repas gras et d'extases gustatives. Ne peut-on pas être touché par la dégustation d'une bouteille « quinze ans d'âge », jouissance éphémère méditée si longtemps à l'avance ? La première partie du film est, il faut le dire, merveilleuse.


Mais le retour auprès des femmes s'accompagne d'un retour à tout ce qui est moderne : la ville, le métro... Rochefort et Marielle ne sont pas prêts à supporter à nouveau le train-train quotidien, la dépossession de son emploi du temps (ou de son rythme de vie), les atmosphères sans vie et les exigences de propreté. Dans leur fugue, ils entraînent apparemment la plupart des hommes de France : ils marchent obstinément droit devant, toujours plus loin. Le paysage est de plus en plus sauvage, et on finit dans un coin qui ressemble au Larzac — ce plateau vaguement pastoral dont la pauvreté a permis une exceptionnelle résistance aux méfaits civilisateurs. La longue diatribe d'un des fugitifs, voulant s'adresser aux « responsables », résume à merveille tout ce que l'époque a de profondément ennuyeux — pour le dire crûment, d'épouvantablement chiant (et le mot n'est pas assez fort !) — : l'inverse, c'est-à-dire la situation qu'il déplore, c'est la liberté reconquise par nos maquisards, celle-là même qui, aujourd'hui, a presque totalement disparue en France. Ce film est un authentique manifeste anarchiste... c'est-à-dire conservateur, rural et paysan.


Et puis viennent quelques bergers avec, encore, des camions remplis de boustifaille ! Et puis d'authentiques cadavres de moutons, entiers, décapités, à la broche au-dessus du feu, avec la graisse dégoulinante... Voilà de douces images, à-même de guérir notre société malade de ses pulsions d'ascétisme et de mort (le végétarisme, par exemple), en lutte à mort contre le vivant...


Le reste du film est de plus en plus loufoque et absurde — pas forcément très réussi, mais assez drôle. Les femmes ne supportent plus la fugue de leurs hommes parce qu'elles ne peuvent plus faire l'amour ! La situation tourne alors à la guerre civile, à la guerre des sexes littérale, et les hommes sont explicitement assimilés à la Résistance ou aux FFL. Tout, au bout du compte, est inversé : les MAT-49 dans les mains de femmes en uniformes : plus rien ne tourne rond ! Et la victoire finale du monde féminin se déroule dans le lieu le moins vivant et le plus aseptisé de notre époque : une sorte d'hôpital... Avant de conclure dans l'absurdité la plus totale, encore qu'aux airs métaphoriques et pouvant évoquer quelque chose de psychanalytique...


« Elles nous épuisent ! »


Il y a quelque chose de vrai dans tout ça. C'est que, les univers masculins et féminins ne sont pas toujours si simples à concilier. Tout le film exprime un univers masculin qui a totalement disparu dans le monde moderne, et que la référence au maquis exprime admirablement bien. Un univers sérieux pour des choses qui ne le paraissent pas toujours aux femmes, et insouciant pour d'autres choses qui ne le sont pas nécessairement pour ces dernières... Surtout, le maquis renvoie à ces aventures éminemment masculines que sont la guerre et/ou les excursions périlleuses dans la nature (et le monde est autrement plus sauvage lorsqu'il est observé du point de vue d'un combattant... qu'on pense aux soldats crevant de froid en Belgique ou en Alsace en décembre 1944, dans un des coins du globe les plus modernes et les plus confortables d'alors !) Toutes expériences vouées à disparaître (et qui, de fait, ont déjà disparues) quand le progrès rime avec sécurité, bien-être et confort — « ce qui est une contradiction dans les termes » ajoutait avec sagesse Pasolini.


Si le film voit très juste sur tout un tas de points (la critique de Moizi pourra compléter mon propos), on pourrait lui reprocher une animosité aussi stricte (bien que parodique). C'est un sujet qui aurait pu, je trouve, être traité avec plus d'affection et de hauteur, dans une optique d'harmonisation des contraires. Mais peut-être le film a-t-il été écrit dans un cri d'agonie, donc sans compromis...


Il reste, d'ailleurs, à savoir si l'association entre femmes et modernité est si juste que ça, au bout du compte... Les contre-exemples sont nombreux, comme toujours !

Antrustion
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le 3 août 2019

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