Rien n’annonce, dans l’exposition de Casque d’or, la tragédie en sommeil. Echappée dans les guinguettes de la Belle Epoque, le film s’ouvre sur la Marne et ses plaisirs tous droits sortis des nouvelles de Maupassant. Lieu de valse, de rencontre, Joinville sera aussi celui des retrouvailles amoureuses pour Marie et Georges, lors d’une parenthèse enchantée en dehors de la ville, où l’on s’affranchira de la parole et du réel pour laisser la nature déployer ses charmes.
Avant d’être une histoire d’amour atemporelle, le récit place un univers et un contexte, celui des bandes de malfrats et de leur organisation : hiérarchie, place des femmes, règlements de comptes, tout est codifié et figé. La femme est une poule, et elle appartient à son Jules, qui peut s’en défaire s’il le souhaite. De cet univers surgit Casque d’or, une Signoret radieuse d’insolence et d’individualité. Gouailleuse, espiègle, elle se distingue par une volonté aussi déterminée que dangereuse : la valse qui ouvre son coup de foudre avec Georges est à elle seule un programme : d’une fluidité extraordinaire, elle instaure un mouvement continu, celui de la foule qui danse, au centre duquel se fige le regard de Marie sur George ; au bras d’un autre, sans jamais se départir de son tendre sourire de défi, elle tétanise littéralement le protagoniste qui, statue d’émoi, semble incarner le célèbre vers racinien : « je l[a] vis, je souris, je palis à sa vue ».
La suite du drame ne sera que la tentative de reconquête de cet instant primitif, par la volonté d’une libération spatiale. Georges, libéré de prison, n’a plus qu’à en trouver une autre, celle de la passion. Il est intéressant de voir comment sa réinsertion semble se placer sous le joug de l’enfermement : lorsque Marie vient le trouver, on insiste sur le point de vue de l’intérieur de la boutique (une cellule tout ce qu’il y a de plus monacal, comme le fait remarquer Raymond) sur la devanture presque champêtre. En franchissant ce seuil, Georges se libère de ses bonnes résolutions et empiète sur un nouvel espace, celui des proscrits qui l’avait déjà conduit en détention. Ce milieu, brutal et grossier, dépeint avec une authenticité étonnante par Becker, dénote avec les portraits en gros plans de Marie, oniriques et légèrement floutés, hors temps et mythologiques. C’est celui des insultes, des grandes gueules, mais aussi de l’amitié entre filles et de la solidarité entre compagnons. Socialement, Casque d’or propose l’histoire d’une indépendance qui ne fonctionne pas : elle reste une prostituée, il ne tient pas à sa place d’honnête menuisier.
[Spoilers]
Ce déterminisme tragique est filé dans toute l’exploration spatiale du récit : si l’amour consommé de Joinville peut un temps nourrir l’illusion d’une relation paisible, n’oublions pas que le geste d’intimité, au matin, lorsque Georges sert le café à Marie, se fait à travers une fenêtre ouverte. De la même façon, tous les liens aux autres se feront par des cloisons : c’est le trou dans le fourgon cellulaire qui permet de communiquer avec Georges, c’est le mur infranchissable pour le cadavre de Roland, c’est enfin la fenêtre du commissariat que Georges va franchir pour commettre l’irréparable.
De cette passion, il ne restera qu’un regard. Celui des amants sur le mariage de civils, certes enfermés dans l’église et leur costume, mais qui un temps laisse rêveur. Et celui, enfin, de la maitresse sur son amant. L’ultime fenêtre, « la meilleure du boulevard », pour laquelle on paie d’avance, lui donne accès à l’ultime cloison, celle de la cour de la prison, retour tragique de l’unité de lieu pour la mise à mort pressentie dès le départ.
Ce retour à la clôture n’occulte pas les échappées solaires qui auront nourri les liens d’amitié et de passion amoureuse entre les individus ; il les encadre violemment, comme un écrin de fiel autour d’un diamant rare.
Sergent_Pepper
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le 12 mars 2014

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Sergent_Pepper

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