Partant d'une intrigue ultra classique à la Princesse de Clèves, Charulata parvient à tisser entre eux de nombreux thèmes avec une grande fluidité : le rapport de l'art au réel, la puissance de l'écriture, la condition féminine en Inde, l'idéalisme face au pragmatisme...
Une oeuvre passionnante, qui commence de façon magistrale : Charulata est seule dans une pièce, on la voit broder pour son mari, ce qui évoque à la fois son don artistique et une vie mise au service de son époux. Elle se saisit d'un livre, ce qui annonce l'importance à venir de l'écriture, puis de ses jumelles, qui lui permettent d'observer la vie de la rue. Charu représente l'aptitude artistique, et Satyajit Ray nous dit que l'art est d'abord affaire d'attention portée au réel. Cette séquence est aussi une représentation du cinéma, avec la figure de l'homme au parapluie que l'on suit comme les photos découpées sur la pellicule. Puis apparaît le mari, qui la croise sans la regarder, tout à son livre. Rapport à l'écriture aussi donc, mais dans un autre monde : Bhupati est un intellectuel engagé et pour lui ne compte que le réel, tout ce qui relève de l'imaginaire n'est que fadaise, bon pour les femmes ! Lors du repas qu'ils partagent, Ray, au lieu du classique champ/contrechamp, tourne autour de Charu en ne montrant que Bhupati. Pour exprimer que Charu n'existe pas, même si Bhupati lui manifeste une certaine tendresse. Superbe entrée en matière, digne d'un Mankiewciz dans L'affaire Cicéron par exemple, où la mis en scène installe déjà tous les enjeux du film.
Deux éléments vont venir, en coup de vent, remettre en cause cet équilibre : le beau-frère, force destructrice qui va anéantir l'oeuvre de Bhupati, et le cousin Amal, qui va éveiller Charu à sa vocation. On trouve ici l'un des fondements de l'hindouisme, qui n'oppose pas le bien et le mal comme la chrétienté, mais voit le monde en termes de forces créatrices (Brahma) et destructrices (Shiva), une force conservatrice tenant l'édifice (Vishnu). Le spectateur occidental pourra voir dans le beau-frère le "méchant", mais il se révèle finalement positif, ouvrant les yeux à Bhupati qui réalise la naïveté de sa vision du monde.
Figure plus difficile à situer, Mandakini, la belle soeur de Charu, est introduite dans une belle scène de jeu de cartes : elle gagne tout le temps, ce qui n'est pas dû à la chance mais à sa persévérance, affirme-t-elle. Satyajit Ray met ici en scène le thème de la volonté, zoomant sur Manda qui va finir par perdre une partie. Cette scène est initiatrice de l'autonomisation de Charu par rapport à son mari. Manda fonctionnera aussi comme une rivale pour Charu vis-à-vis d'Amal, ce qu'exprime la partie de cartes.
Tranchant avec le sérieux rigide de Bhupati, le charme désinvolte du vibrionnant Amal va en effet opérer. Charu va tomber amoureuse, dans la fameuse scène de la balançoire qu'on rapproche de Renoir, joyau de grâce et de légèreté : le visage épanoui de l'étonnante Madhabi Mukherjee se balançant, alternant avec Amal au sol. Charu se saisit alors de ses fameuses jumelles et regarde une femme et son enfant au balcon. Charu n'en a pas et est donc disponible à autre chose. Elle n'a pas ce "poids-là" et la légèreté de la balançoire exprime cela merveilleusement. Cette disponibilité, qualité essentielle de l'artiste, permet à l'amour d'advenir.
Son expression, ce sera l'écriture. On voit d'abord Amal écrire sur le cahier que vient de lui offrir Charulata, premier signe d'un lien exclusif, symbole d'alliance. Satyajit Ray s'attache à la grâce de la calligraphie sur le papier. Plus tard, lorsqu'elle apprendra qu'Amal a fait publier ses écrits, elle le ressentira comme une trahison, loin de se réjouir du succès social que cela représente, comme le feront un peu plus tard les amis de Bhupati concernant Charu. Satyajit Ray réalise ici une scène remarquable : Amal chante pour Charu au piano, puis une lettre arrive annonçant qu'Amal est publié, le charme est rompu. Charu s'isole pour pleurer, on frappe à sa porte, ce n'est pas Amal mais Bhupati, Charu cherche alors à cacher son chagrin en invoquant un cancrelat ! Bhupati ne perçoit pas ce qui se trame en sa femme, pas plus qu'Amal qui arrive tout guilleret avec une glace, d'abord proposée à Manda (le détail a son importance) refusée par elle puis par Charu, finalement jetée au chat ! Satyajit Ray a dit modestement de cet enchaînement :
je pense n'avoir rencontré dans aucun film un passage aussi riche, aussi complexe et aussi fluide.
En toute simplicité !
Ensuite, Satyajit Ray articule très bien la réussite sociale versus la vie amoureuse, avec l'opportunité donnée à Amal de choisir un bon parti, qui lui ouvrirait les portes de l'Angleterre. Ce sont bien l'influence de Bhupati, tenant du réel, et celle de Charu, représentant l'évasion poétique, qui se disputent Amal dans cette scène où celui-ci verse finalement du côté de Charulata, restée dans l'ombre.
Provisoirement du moins. Car l'insouciant Amal va aussi se voir transformé par cette aventure : il va gagner en gravité et en responsabilité, et décider de partir. Au-delà du visage changé de Soumitra Chatterjee, c'est un panoramique montant lentement d'un pied de table vers une lettre posée sur le dessus qui l'exprime. Cette lettre va en effet faire remonter le désir refoulé de Charu, et la mettre au désespoir. Et Bhupati va se découvrir une nouvelle fois trahi.
Il faut ici s'attarder un instant sur la figure passionnante de Bhupati : un homme profondément bon, animé par un idéal, mis à terre non pas tant par les conséquences économiques de la trahison de son beau-frère que par la découverte que la confiance ne paie pas. C'est finalement tout son engagement qui est foulé aux pieds, le sens même de son journal, la foi qu'il a placée en l'homme.
Lorsque, sur la plage, espace lumineux, Charu lui offre une nouvelle vision de ce que pourrait devenir son journal, peut-être plus ouverte, moins exclusive, où le poétique pourrait côtoyer l'idéalisme, ses yeux s'ouvrent, et c'est une renaissance. D'où le second coup vécu comme impitoyable, qu'il reçoit peu après sur la tête : la découverte de la passion secrète de sa femme pour Amal. Charulata décidera de poursuivre son engagement envers son époux, comme on le constate lorsqu'on la voit se mettre le point sur son front (on réalise ici que ce symbole, à la différence de l'alliance au doigt, implique un acte quotidien de renouvellement), puis lui tendre la main. L'étrange plan final, figé, semble dire que, malgré tout, cette aventure laissera en chacun des deux protagonistes des séquelles durables.
Raffinement de la mise en scène, entrelacs de thèmes, jeu sur la dualité (deux bourrasques, deux femmes qui aiment Amal en secret, deux mules brodées, deux trahisons...), sur les symboles (autour de la vision : la loupe, les jumelles, les mouchariabehs...), Charulata est une oeuvre foisonnante, la préférée, d'ailleurs, du cinéaste lui-même. On le conçoit aisément.