Il y a de nombreuses raisons d’être ébloui par Citizen Kane, et il est difficile, depuis plusieurs décennies, de l’aborder en toute innocence. Par ce qu’il est considéré l’un des plus grands films de tous les temps, et que l’envie de s’y confronter, voire d’en découdre avec lui, clive déjà certaines attentes. Par les thèmes qu’il aborde, et qu’on ne peut séparer de la trajectoire terrible que sera celle de son créateur. Parce ce que c’est un premier film, et qu’il propulse le cinéma tout entier dans une nouvelle ère ; parce que, enfin et surtout, c’est une œuvre qui, débarrassée de tout cet encombrant contexte, conserve toute sa force émotionnelle.


Citizen Kane pourrait se résumer très simplement par la biographie d’un être illustre : un enfant sur lequel s’abat une fortune inattendue, et qui va la faire fructifier en voulant s’assurer, à chaque étape, d’en rester le maître. Puisque l’argent s’infuse dans toutes les strates de la société (les médias, la politique, la culture), Kane va se voir contraint de tenter de maîtriser tous ces domaines, avec des revers de fortune de plus en plus éclatants.


A ceux qui l’accusent indistinctement de fasciste ou de communiste, Kane répond : I’m an American. C’est là que se loge le cœur du propos de Welles. Lui qui admire tant Shakespeare, et qu’il connait si bien, prend pour modèle sa capacité à traiter les grands de son temps : Kane est un Macbeth des temps, modernes, un roi de l’ère industrielle qui pense pouvoir composer avec le peuple, alors qu’il en parle, comme on le lui fera remarquer, comme s’il lui appartenait.


Ce souffle contradictoire – vouloir régner avec lucidité et bienveillance, sans pour autant admettre l’échec comme une possibilité – fait du récit une œuvre complexe et fascinante, un miroir au jeune Orson qui, à 26 ans, met en image avec frénésie les élans retors de son propre génie.


Alors qu’il a un peu joué avec la caméra l’année précédente pour en cerner les possibilités, il fait de ce premier essai un feu d’artifice visuel. On ne saurait dénombrer tous les effets et les audaces formelles dont son film regorge. On comprendra simplement qu’en homme de théâtre, il saisit l’intérêt de changer le point de vue fixe de la scène par la mobilité de la caméra. Contre-plongées expressionnistes (qui exigeaient, pour certaines prises de vues, qu’il découpe le plancher), mouvements virtuoses, décors grandioses composent une œuvre baroque à la démesure de son personnage. Les transitions sont ainsi le terrain d’une recherche permanente, (fondu enchaînés, superposition, effets de raccords picturaux…) ciselant un parcours affolé à la recherche de la perfection, et permettant une navigation complexe dans les différentes temporalités d’une vie restituée sous la forme d’un puzzle.


Mais cette grandeur ne se départ jamais de la lucide conscience dont est dépourvu le personnage éponyme. Dès le départ, Welles montre un être dévoré par des forces plus grandes que lui, et qui ne cesse d’accumuler pour combler une béance tenace. Le principe même de l’enquête journalistique sur ce dernier mot mystérieux, condamné à l’échec et au silence, établit une complicité muette entre le cinéaste et le spectateur : le secret intime, l’enfance, dévorée par le feu, au sein d’un musée d’objets inertes, achève le constat terrible d’un individu broyé par les grands élans qui donnent à l’homme l’illusion de la grandeur : l’argent, le pouvoir, la notoriété, l’amour, la connaissance.


L’image contient dans l’esthétique même ce regard désenchanté. Les fameuses courtes focales, qui permettent une netteté maximale sur une grande profondeur de champ, sont surtout ici vouées à isoler le personnage principal : enfermé dans le cadre d’une fenêtre alors qu’il joue dans la neige et qu’au premier plan, on scelle son destin, centré mais prisonnier dans ses années de célébrité ou ses meetings politiques, perdu dans l’architecture trop vaste de Xanadu, palais minéral et tombeau inerte de sa réussite.


Le jeune Orson n’a pas seulement livré une partition brillante : ce film dévoile une prudence phénoménale à l’égard de son propre talent, et la démonstration éclatante de ce que peut générer Hollywood lorsqu’on accorde une entière confiance aux auteurs : totalement libre, disposant du final cut et de moyens presque illimités, Welles accouche d’un chef-d’œuvre, sans savoir qu’il ne retrouvera jamais de telles conditions pour la suite de sa chaotique carrière qui, sur bien des points, rejoindra celle de son personnage.


Moderne, prophétique, révolutionnaire, bouleversant : Citizen Kane est à la fois le parcours d’un homme, la fresque d’une civilisation malade, l’autoportrait d’un génie et la quintessence d’un art encore jeune. Autant d’éléments qui permettent de le qualifier de chef-d’œuvre.


Genèse du film, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/7chkqF4BSSs

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le 19 janv. 2017

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