Quand le cinéma devient art brut

Autant vous le dire d'emblée, je suis un fervent défenseur (pour ne pas dire un fervent fanatique) du cinéma de Gaspar Noé et ce depuis toujours. En effet, chacun de ses films m'a toujours littéralement bouleversé et les voir au cinéma constitue pour moi une expérience visuelle unique qui, bien qu'elle peut s'avérer traumatisante et bouleversante, demeure toujours aussi bien inédite qu'incontournable et enrichissante. Il n'est pas simplement pour moi le meilleur réalisateur français à l'heure actuelle mais peut-être tout simplement (et à mon sens il le confirme avec ce film) le meilleur réalisateur du 21ème siècle en raison de tout ce qu'il est parvenu à apporter au cinéma que ce soit en termes d'innovations techniques, esthétiques, scénaristiques, etc...
Quand je regarde un film de Gaspar Noé, j'ai affaire à une véritable oeuvre d'art. J'ai affaire à de la créativité à l'état brut et à une foule d'émotions si chaotiques et si diverses qu'il est parfois difficile voire insoutenable de supporter.
Cette manière de faire du cinéma peut par conséquent donner lieu à un rejet total chez certains qui peut se conclure dans certains cas, au mieux par l'envie de quitter immédiatement la salle, voire au pire par l'envie d'aller vomir ou encore de faire un malaise tant l'expérience peut s'avérer bouleversante (c'est ce qui s'est notamment passé lors de la diffusion à Cannes d'"Irréversible"). Noé fait en effet partie de ses rares réalisateurs qui s'expriment avec un film de la même façon qu'un artiste s'exprime avec son art. On a cependant l'impression (et c'est peu dire) que l'expression des émotions doit toujours être à la fois frontale, violente, et fugace. C'est probablement la raison pour laquelle il s'emploie, à la manière du réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder, à tourner la plupart de ses films le plus rapidement possible afin qu'au final même si tout n'est pas complètement dit et exprimé, l'essentiel soit là et que le résultat soit en accord avec la volonté de départ qui est à l'origine du film : Sur ce point si mes souvenirs sont bons (Gaspar Noé le dit en effet lui même dans une interview), le film a été tourné en seulement deux ou trois semaines et lui rappelait de ce fait constamment son expérience sur le tournage de son autre film "Irréversible" tourné en six semaines et pratiquement dépourvu de scénario et de dialogues. A mon sens d'ailleurs, si la maîtrise de la mise en scène présente dans "Love" me rappelait constamment son premier long métrage "Seul contre tous" ; force est de constater que cette fois-ci "Climax" semble faire directement écho à "Irréversible". Comme si le film était une manière de nous prouver que son cinéma a su gagner en maturité et que dorénavant Gaspar Noé est parvenu à se délaisser de ce côté quelque peu "brouillon" qui, même s'il lui permettait auparavant de s'exprimer dans ses films et d'être ainsi dans le ton, ne lui permettait cependant pas forcément de nous livrer (à l'instar de son idole Stanley Kubrick) une réalisation parfaitement soignée.
Tout est cependant top niveau ici et force est de constater que le résultat final est aussi maîtrisé qu'époustouflant: que ce soit aussi bien en ce qui concerne le choix des acteurs (pratiquement aucun d'entre eux n'avaient jamais eu de rôle dans un film auparavant), le choix des décors réalisés par Jean Rabasse (sérieusement les intérieurs sont aussi soignés qu'époustouflants et n'ont absolument rien à envier à ceux présents dans des films de Fassbinder tels que "Le droit du plus fort" ou encore "Lola"), le choix des références visuelles explicites qui font resurgir en nous à chaque instant certaines scènes présentes dans d'autres chef-d'oeuvre du septième art (beaucoup trop nombreuses à énumérer mais tout rappelle constamment Kubrick, Pasolini, ou encore Żuławski et son film "Possession"), le choix des musiques qui nous plongent en immersion totale dans cet espèce de gigantesque Bad Trip et ce tout au long du film, le choix dans les mouvements de caméra qui magnifient à chaque instant les scènes de danse (même dans les plans fixes l'impression de mouvement est parfaitement rendue et la caméra permet au spectateur de vivre et de ressentir pleinement la même chose que les personnages tout en conservant une certaine distance que Noé abolit petit à petit pour nous plonger progressivement dans l'horreur), le choix de reprendre les codes du genre cinématographique qu'est le Survival pour nous confronter au danger que peut représenter les humains dépourvus de tout contrôle sur eux-mêmes et qui peuvent ainsi se révéler être des monstres (en ce sens "Climax" semble faire écho à des films de survie tels que "Green room", "Straw Dogs" ou encore "Battle Royale), et j'en passe, et j'en passe...
Bref, vous l'aurez compris je suis véritablement encore sous le choc, encore émerveillé (et quelque peu traumatisé il faut bien également l'avouer) par l'expérience visuelle et auditive que ce film m'a permis de vivre. Tous mes sens étaient en alerte et je ressentais le besoin de danser ou de continuer à être hypnotisé par les différentes scènes de dance que je pourrais sans difficulté regarder en boucle. Le film reste gravé dans la mémoire comme le souvenir d'un plan séquence d'une heure et demie à l'instar de"Victoria" mais à ceci près qu'ici la maîtrise et le talent dans la mise en scène s'avèrent inégalables et incomparables.
Pour l'avoir vécu très souvent, Gaspar Noé parvient à rendre compte d'un sentiment très étrange, d'une émotion tout à fait singulière qui nous prend à la gorge dans les moments de fête les plus intenses. C'est le sentiment que quelque chose ne va pas, que tout autour de nous commence à devenir malsain et étrange, que les gens (du fait de l'abus de drogues ou d'alcool) deviennent de plus en plus bizarres et paranoïaques. De la même façon dans le film, on voudrait que cela cesse, que le bad trip prenne fin le plus rapidement possible cependant, plus on lutte et plus il s'avère que nos émotions prennent le dessus sur nous et nous font nous sentir mal.
Je comprends par conséquent parfaitement le reproche que certains peuvent faire à ce film : "Mais quel est l'intérêt de vivre une expérience aussi désagréable ? Quel intérêt y a-t-il à ressentir quelque chose d'aussi désagréable ?"
Et bien tout simplement parce que c'est précisément là tout l'objectif du film !
La vie est nécessairement constituée de moments atroces qu'il faut savoir affronter et surmonter pour continuer à vivre !
Les détracteurs de l'oeuvre de Gaspar Noé semblent n'avoir jamais compris ce simple objectif et semblent continuer aujourd'hui encore à ne voir dans son cinéma que provocation bas de gamme et délire psychotique mais de mon point de vue, je ne vois tout simplement pas comment on peut à ce point nier le talent. Comment on peut à ce point faire abstraction de la claque esthétique que nous donne à vivre chacun de ses différents films et des multiples innovations cinématographiques qu'on y rencontre. A ce titre j'aimerai d'ailleurs me faire le défenseur de Noé et simplement souligner ici le fait que le film "The tree of life" de Terrence Malick, que tout le monde s'est empressé de saluer comme un véritable chef d'oeuvre cinématographique et auquel on a tout de suite décerné la palme d'or à Cannes, ne fait en réalité que reprendre (à la lettre!) la manière de filmer présente dans "Enter the void" sorti deux ans auparavant. Par ailleurs, non content de s'être complètement approprié cette manière de filmer de Noé pour réaliser son film, Malik est allé jusqu'à réitérer l'exploit dans deux autres long métrages ("Song to song" et "Knight of cups") totalement insipides et puériles (de mon point de vue bien évidemment) que la critique a cependant immédiatement salué sans jamais faire référence à Gaspar Noé. Pire encore, à la sortie de son film "Love", le magazine Première titrait "Love, de Gaspar Noé : du Terrence Malick version X "maladroit", "attendrissant" et "primitif" comme si c'était Noé qui copiait sur Malick et non pas l'inverse !
Alors bien évidemment, c'est tout à fait normal que les réalisateurs puisent leur inspiration dans les films de leurs confrères (et Gaspar Noé est évidemment le premier à le faire puisqu'il va même jusqu'à expliciter le plus frontalement possible ces références dès le début du film) mais ce que je ne comprend absolument pas (et je m'arrêterai là-dessus), c'est cette capacité qu'a la critique à rabaisser sans cesse chacun des films de Noé et à ainsi lui dénier absolument toute forme de créativité et de talent. En effet, tout le monde semble systématiquement se plaindre aujourd'hui du manque d'originalité des films, de la main mise d'Hollywood sur le cinéma, du fait que tout ne soit que remake abscons déjà vu et rerevu, etc ; et lorsqu'enfin on a affaire à quelque chose de totalement innovant et à un réalisateur qui n'hésite pas à prendre des risques pour nous livrer une oeuvre originale...Alors là on lui tombe immédiatement dessus et il faut voir comment !
Cela me fait de la peine de l'avouer mais je pressens donc que malheureusement il se passera avec "Climax", ce qu'il s'est passé avec les autres films de Gaspar Noé et qu'un réalisateur américain parfaitement dépourvu de créativité viendra s'approprier tout son travail pour faire un film totalement insipide, mais bien bateau et bien tout public et surtout bien dépourvu de toute émotion forte susceptible de choquer le spectateur, que la critique s'empressera alors immédiatement d'applaudir...

VHS1
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le 9 oct. 2018

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