Les cosmopolites déglingueront eux-mêmes leur grand mouvement

Vingt ans après son court servant la propagande pour le préservatif (le paillard et païen Sodomites), Gaspar Noé en livre une nouvelle, indirecte ou accidentelle, contre l'alcool, la drogue et le plus sale des fléaux humains : la fête. Climax est de ces films à découvrir au cinéma pour se le prendre au maximum dans la gueule – sinon leur intérêt décroît : on appréciera les mêmes choses, les digérera trop vite. C'est aussi le résultat des zones aveugles de cet opus ; l'intellectualiser en rajouterait à la vacuité (Irreversible et même Enter the Void eux restaient disponibles pour les commérages d'esprits et de critiques).


Le fond est indifférent, le scénario minimaliste et en somme cette expérience est juste une grosse cuite suivie d'un bad trip partagés. Il déborde de la normale car il y a du sang (et probablement des restes tragiques), sinon il rapporte les affaires courantes : des animaux se grimpant dessus et se fuyant, se griffant et se reniflant. L'empathie pour les personnages est résiduelle, pas encouragée – les sympathies primaires ou les principes feront le travail selon les spectateurs. La seconde intro avec tous les protagonistes face caméra pour démouler leurs laïus sur la danse, leurs ambitions ou situations pose des êtres médiocres, sommaires, ravagés ou grotesques. La dernière interviewée, la chorégraphe, porte un costume de personne sérieuse et cultivée ; ce pastiche de bourgeoise de gauche tendance 'expansionniste' est la seule à ne pas s'inscrire dans la poursuite des stimulations crues, l'affirmation des besoins, désirs ou sentiments. Ce sera effectivement une fausse lumière, performante dans la course vers la sauvagerie et la débilité, grâce à ses points spéciaux au rayon 'ignominie sans le faire exprès'.


La signature Gaspar Noé est saillante mais négligée, avec des tics d'emballage ou raccords stylés lourds et (auto-)complaisants. Les pancartes accumulent les contenus creux (« Mourir est une expérience extraordinaire »), les effets 'renversants' se multiplient gratuitement. Les génériques aux mauvais emplacements, annonces et crédits moches ou grossiers sont au mieux des fétiches au goût de certains (ils valaient mieux dans Carne ou Seul contre tous). Le plus balourd est néanmoins intéressant, pour le collectionneur - ces citations d’œuvres (à gauche les livres, à droite les films) sulfureuses et 'cultes' posant l'ambiance et les intérêts commun entre spectateurs, concepteurs et, dans une mesure incertaine, les habitants du film.


L'ennui pointe pourtant à force d'appuyer sur le pire et de nous flouer ; le dernier quart-d'heure, après l'excellent passage sur Windowlicker, plonge dans une confusion totale, rompant avec un semblant de prise directe, morcelée mais encore claire, sur les événements. Avant le décompte final, on conclut qu'il faudra le DVD pour voir qui baise qui, qui se perd où, qui approche la ligne ou surnage. Le tourbillon est à son comble mais surtout en théorie, en pratique il est amputé. Les déductions et suppositions morbides (un cri de bébé au milieu de ce désastre ?) risquent de devenir un jeu à ce moment-là ; plus tôt, des pointes d'humour noir et de désespoir ont su jaillir. Le ressenti est plus fort quand il n'y a pas de place pour l'interprétation. Celle pour l'anticipation n'est pas tellement comblée car nous sommes happés dans l'ici et maintenant : l'extase et l'horreur dévorent la conscience. La perception des conséquences terribles s'éloigne pour l'otage épanoui de sa transe. Corrompre sa bulle éventuellement mais ne pas laisser l'autre briser la nôtre, voilà le secret de la survie.


Psyche (la blonde lesbienne au carré – Thea Carla Schott) interpelle tout spécialement ; elle est entièrement dans son corps mais semble partie loin. Un intellectuel perché sur sa montagne, un romantique subjugué par le déni, serait plus 'présent' au monde dans tous les sens du terme. Elle fait 'viande' mais c'est la plus opérationnelle – et la plus éloquente sur la piste de danse, la plus imposante en fait dès qu'il n'y a plus de mots ni de réflexion possibles. Daddy (Kiddy Smile, révélé au grand-public trois mois avant la sortie grâce à son invitation à l’Élysée) traverse cet enfer sans se soucier, souffre sans lâcher ses lubies, se laisse percuter par les délires et la violence sans s'impliquer – rien ne viendra gâter son plaisir.


Climax est un cadeau à la fois pour : d'un côté les moralistes, les petits misanthropes déguisés en fillonistes blasés ; de l'autre les amateurs de sensations fortes et les gens assez sensibles (et spécialisés) pour apprécier ce type de collectif, d'art et d'accidents. La haine tranquille est facile (et le mépris social possible). Elle atténue la virulence de la séance, à voir de préférence le ventre vide et le corps reposé. Malgré la distance qu'on peut ressentir entre soi et les personnages, celle entre soi et les événements est mince. Leur sort individuel peut nous être égal, l'expérience reste remuante. Cela tient pourtant à peu de choses : la scène d'ouverture avec la fille agonisante dans la neige semble nous annoncer une hécatombe - on part donc convaincu, a-priori, qu'ils doivent tous tomber ; ça rend plus facile de les écouter – et la fiction plus attractive. Car si on doit douter face aux déblatérations insipides, il y aura toujours de grands malheurs en ligne de mire. Un être misérable en danger devient émouvant, avec un peu d'efforts des deux côtés on pourra même lui trouver de la dignité. De toute cette foule, Lou (Souheila Yacoub) est la seule inspirant franchement et intégralement la compassion, à cause de sa solitude et de sa sobriété forcée. Les autres sont désinhibés mais aussi altérés, se laissent emmener dans ce qu'ils n'aiment pas ou se vautrent enfin dans ce qu'ils refoulent (or leurs tabous sont déjà rachitiques à la base).


https://zogarok.wordpress.com/2018/10/15/climax/

Créée

le 15 oct. 2018

Critique lue 615 fois

7 j'aime

2 commentaires

Zogarok

Écrit par

Critique lue 615 fois

7
2

D'autres avis sur Climax

Climax
Velvetman
7

La nuit des morts vivants

Gaspar Noé est un cinéaste à part dans la sphère cinématographique hexagonale. Son style, clivant produit soit une admiration ou un rejet total, en fonction de la perception même du spectateur qui se...

le 18 sept. 2018

156 j'aime

7

Climax
takeshi29
10

Fais pas ch... si tu veux lire une vraie critique, reviens en septembre

Quoi de plus logique que de clôturer cette journée ciné du 22 juin 2018, débutée en compagnie de Andrei Zviaguintsev puis poursuivie à côté d'Abel Ferrara à deux reprises, avec une petite...

le 18 juil. 2018

107 j'aime

30

Climax
Moizi
9

Une critique française et fière de l'être

Séance unique en Guyane pour ce film, je ne savais rien, je n'avais vu aucune image, je ne suis même pas sûr d'avoir vu l'affiche en grand, je savais juste que c'était le dernier Gaspard Noé et que...

le 3 oct. 2018

81 j'aime

4

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2