Critique originellement publiée sur Filmosphere.com le 13/08/2015.


Parmi les quarante-sept mille six cent vingt-sept projets entretenus par Guillermo del Toro, fort heureusement, certains voient le jour, et l’auteur mexicain signe ici ce qu’il qualifie lui-même de « son meilleur film ». Si Crimson Peak est indéniablement le fruit d’un artisan expert en la matière, il est aussi, plus étonnement, l’un de ses films les plus imparfaits. Exercice de style certes savant mais laissant un goût d’inachevé, il expose peut-être ici les limites du cinéaste au sein de la production américaine contemporaine, tout en étant une parenthèse plus que bienvenue dans un genre en chute libre.


Ce que Guillermo del Toro voit avant tout dans Crimson Peak, c’est une histoire « d’amour gothique », comme il se plaît à le dire lui-même. Adepte d’un cinéma artisanal, épousant forcément bien cette intention comme le faisait autrefois Tim Burton, le réalisateur du Labyrinthe de Pan semble avoir toutefois une ambition qui est double : en profiter pour signer le film d’horreur le plus abouti qui soit formellement parlant. Sans nécessairement que ces désirs soient antinomiques sur le papier, ils forgent un certain déséquilibre dans le métrage, quand l’un l’emporte sur l’autre. Plus basiquement, il en résulte une forme géniale sur un fond plus anodin. Et pourtant l’exercice du classicisme n’est pas nécessairement un défaut, d’autant plus que les références classiques arborées par del Toro (au hasard, ne serait-ce que l’incroyable Les Innocents de Jack Clayton pour le cinéma ou Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë pour la littérature) sont ici savamment réparties. Cependant l’écriture semble être passée à la moulinette d’une américanisation notable, qui évidemment réduit la subtilité si européenne qui caractérisait ses productions d’alors.


L’âme, voilà. C’est peut-être quelque chose qui fait défaut au trop mécanique Crimson Peak. Et d’ailleurs il souffre, quelque part, de la comparaison (sans doute un peu injuste) avec L’échine du Diable. Mais del Toro lui-même semble nous aiguiller sur la piste, comme si l’un était l’écho de l’autre, d’une voix-off à une autre, d’un lieu maudit à un autre. Et si la production de Pedro Almodovar réussissait à transcender tous ses enjeux fantastiques par l’écriture d’un drame intime méticuleux et finalement beau, c’est là où Crimson Peak cale éventuellement, trop automatique dans l’application de ses acquis. Automatique au point d’imposer un vulgaire jump-scare au bout de quelques minutes de film, procédé hélas repris plus tard dans le récit. Un choix curieux, d’autant plus quand les univers de del Toro, si précis dans leur ambiance, n’en ont réellement pas besoin.


En parallèle, les grands archétypes suivis par les personnages du film finissent en fin de compte par trahir leur relative vacuité, alors que, paradoxalement, Guillermo del Toro les filme avec une passion indiscutable. Et dans un même temps, on ne peut être également que séduit, de prime abord, par l’efficacité de cette écriture dans la caractérisation de ses protagonistes. Mais dans l’élaboration de ces relations, quelque chose ne fonctionne jamais vraiment, jamais l’amour dont parle del Toro ne nous paraît évident. Pourtant le récit devrait être fonctionnel et le réalisateur s’y emploie, comme dans cette virtuose scène de bal toute droite sortie d’un film de Kenneth Branagh, rythmée par l’élégante valse de Fernando Velázquez. Alors à qui l’imputer ? Aux comédiens ? Pourtant, si l’on a connu Mia Wasikowska certes plus inspirée, Tom Hiddleston y trouve le rôle parfait, tout comme le prometteur Charlie Hunnam (on sera peut-être davantage dubitatif face à la roue libre de Jessica Chastain). Non, la réponse à cette interrogation n’est pas nécessairement dans ce casting de choix à l’alchimie imparfaite mais tout de même existante.


Le scénario, finalement, ne prend pas le temps de respirer, ne nous donne pas le temps de tomber amoureux de ses protagonistes. L’histoire livre çà et là une partie des éléments nécessaires, mais ne semble jamais vraiment les exploiter, les transcender. Comme pour ce manoir maudit, se noyant lentement dans l’argile, où l’intention visuelle se fait finalement au détriment d’une écriture davantage sensée. On pourra toutefois se demander, devant ce constat, si plutôt qu’un problème d’écriture, il n’y a pas plus encore un problème de montage qui se cache derrière Crimson Peak, faisant éventuellement souhaiter l’existence prochaine d’une director’s cut. Toutefois, le réalisateur se joue malgré tout de tout le classicisme qu’il expose, comme si, prisonnier de ces défauts et de sa prévisibilité latente, il avait aussi l’honnêteté de savoir que son spectateur sait.


D’ailleurs, attention, malgré ces nombreux reproches, il ne faudrait pas voir dans le dernier film de Guillermo del Toro une œuvre ratée, ou qui jure avec le reste de sa filmographie. Il y aurait de quoi disserter sur tout le travail de direction artistique, sur ce jeu de teintes saturées et de textures dégoulinantes d’un habitat en vie, ou sur la représentation du fantastique. Car évidemment, c’est aussi un film où les créatures de l’au-delà sont les réelles stars, et où, comme dans tout film de Guillermo del Toro, il existe une fascination authentique pour les démons du passé. La constante virtuosité formelle y voit alors sa justification, comme s’il fallait faire la retranscription la plus exacte possible d’une rêverie cauchemardesque. Car si, dans L’échine du Diable, del Toro s’interrogeait « Qu’est-ce qu’un fantôme ? Une tragédie condamnée à se répéter encore et encore ? », il l’illustre ici par une résonance aussi maladroite que bienveillante dans une superbe conclusion, qui pourrait quasiment l’emporter sur bien des écueils de sa nouvelle œuvre.

Créée

le 25 juin 2016

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Lt Schaffer

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