Celui qui sauve une vie sauve l'humanité toute entière

Après vingt années d’écriture et de passages entre les mains de différents réalisateurs de Dennis Hopper (Easy Rider) à Marc Forster (World War Z) en passant par Craig Gillespie (Fright Night), l’histoire du Dallas Buyer Club tombe finalement entre les mains de Jean Marc-Vallée (C.R.A.Z.Y.). Embauché par un producteur exemplaire en la personne de Matthew McConaughey qui a littéralement donné de sa personne et de son argent, le cinéaste canadien réalise son second film américain après Victoria, les jeunes années d’une Reine (2009), un autre biopic. A première vue, Vallée ne semblait pas être le meilleur choix pour illustrer cette histoire vraie mais il a su parfaitement s’imprégner de cette ambiance très classe populaire, très « queer » et très fin des années 1980 pour livrer un récit prenant et émouvant. Si le film accumule les procédés tape-à-l’œil destinés à l’académie des Oscars, Dallas Buyer Club offre néanmoins à ces deux personnages principaux un rôle éprouvant et terriblement poignant.

1986, Ron Woodroof est un cow-boy machiste, homophobe et vulgaire de la classe moyenne américaine du Texas. Il est atteint du virus du SIDA après des rapports non protégés. A cette époque, les mentalités considèrent encore que le SIDA ne peut être contracté que par les homosexuels ou les tafioles, comme s’amusent à le répéter ces cow-boys. Là où l’histoire devient fascinante, c’est que par désir de s’injecter des traitements alternatifs et de créer un véritable business de contrebande de médicaments, Ron Woodroof et ses actions vont bouleverser les mentalités et contribuer à changer la cause de ces malades en prouvant l’inefficacité du système d’aide médical. Ainsi, c’est l’histoire d’un homme seul contre le monde, s’opposant aux majors de l’industrie pharmaceutique et médicale, et qui n’a plus rien à perdre, bien au contraire. Il crée son business dans un premier temps sur le malheur des autres. Il offre des soins tout en amassant énormément d’argent, l’appât du gain même en phase terminale est une priorité pour ce personnage ambigu. Le premier plan du film présente, avant d’entrer en scène, ce cow-boy amateur de rodéos ayant un rapport sexuel avec deux femmes. En plein orgasme, il ne peut s’empêcher de regarder par les barreaux qui le séparent du stade, un de ses partenaires se faire empaler au sol par un taureau. Une image insoutenable que Woodroof contemple avec délectation. Un personnage obnubilé par des pulsions de sexe et de mort. L’instant d’après, il arnaque quelques badaud avant de se faire rattraper par la réalité. Le film vient de démarrer et derrière ce péquenaud se cache déjà un personnage ambivalent et effrayant tant son rythme de vie, composé d’alcool, de drogue et de pute, est amené à le conduire assurément à la mort. Derrière la maladie, il y a une renaissance du personnage. Comme si le SIDA lui apportait ce à quoi il a toujours tenté d'échapper. La tendresse, la compassion, la férocité d’un entrepreneur et l'amitié outre les différences.

A la tête du film, il y a l’interprétation poignante et la transformation physique terrifiante de deux acteurs. Dans une quête ultime de la reconnaissance de la profession, Matthew McConaughey s’est soumis à une perte de poids de vingt-deux kilos et s’est possédé littéralement dans ce personnage. Un personnage qu’il connaît bien, ce gars de la classe moyenne exubérant, déjà vu dans Mud (Jeff Nichols, 2013) ou Killer Joe (William Friedkin, 2012). Mais il ajoute une ampleur saisissante qui ne pourra laisser l’Académie insensible. Traditionnel, machiste et conservateur, Woodroof a su saisir avec sincérité toutes les composantes de ce petit gars du Texas sans jamais véritablement tomber dans le stéréotype, juste le vice. L’autre interprétation marquante vient de Jared Leto, qui retrouve le cinéma près de cinq ans après Mr Nobody (Jaco Von Dormael, 2009). Délaissant la musique quelques temps, Jared Leto s’est littéralement enlaidi pour interpréter Rayon, un transsexuel séropositif anorexique. Vingt-cinq kilos en moins, la peau sur les os, le visage creusé et maquillé et l’habit aguicheur, Rayon apparaît comme un personnage queer comique dans sa relation avec Woodroof. Dès que l’intrigue s’attache à ce personnage, Jared Leto en profite pour livrer une partition sensible et émouvante. Deux acteurs qui soulèvent littéralement le film et laissent peu de place à Jennifer Garner et Steve Zahn, cantonnés à des seconds rôles transparents.

Il serait fort peu judicieux d’établir un lien avec La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993) par les temps qui courent. Mais la comparaison dépasse le cadre du judaïsme. Dans le traitement de Dallas Buyer Club, il y a cette même construction que le film de Spielberg. Chez ce dernier, l’intrigue suivait un industriel allemand nazi qui, pour son profit, employait sans scrupule une main d’œuvre juive peu onéreuse. Dès lors qu’il a conscience de l’horreur qui se trame, il donnera tout pour sauver le plus de vies possibles. Il va jusqu’à s’opposer avec fermeté au commandant d’un camp nazi. Schindler a sauvé plus de mille personnes, qui le remercieront personnellement. Ron Woodroof ressemble à ce personnage. C’est un personnage avec ses valeurs et croyances. Il est homophobe. Dès lors qu’il prend conscience de sa maladie. Il va construire un système illégal de distributions de médicaments non autorisés. Il le fait pour son intérêt personnel en premier lieu, il est son « propre médecin » et souhaite amasser de l’argent avec cette combine. Mais à travers un changement de personnalité illustré toute en subtilité, Ron Woodroof va se prendre d’affection pour ces adhérents et croire à la cause qu’il défend. Dallas Buyer Club est au-delà du combat d’un séropositif, c’est la lutte d’un homme changé dont la vie est désormais un compte à rebours. Il considère sa cause comme juste et luttera contre les autorités américaines (FDA, hôpitaux) qu’ils jugent malhonnêtes et intéressées par l’appât du gain, au-delà de la santé du patient. Un point sur lequel il est possible de discuter, le médicament recommandé par les autorités (AZT) est désormais un moyen efficace de prolonger la durée de vie du patient. Toute l’intrigue suit alors cet homme qui s’est acharné au travail pour servir une noble cause. Du Mexique au Japon en passant par Amsterdam, l’homme renaît de ses cendres. Toute sa dévotion sera saluée à la fin du film par tous les malades et les gens qui ont travaillés pour lui, de la même manière que Schindler fût remercié par l’ensemble des vies juives sauvées.

Avec un sujet en or qui évoque la considération conservatrice des homosexuels et une critique du système d’aide médicale, McConaughey et Vallée tenaient là typiquement le film à Oscars. Et Vallée fait l’erreur de tomber dans le panneau de cet académisme élitiste. Si le montage visuel et sonore est irréprochable, Vallée n’apporte aucune consistance à une photographie délaissée au profit de l’interprétation de ses personnages et de l’ampleur de son histoire. Une mise en scène très oppressante qui se joue très souvent dans des lieux clos (hôpitaux, chambre d’hôtel, garde à vue). Vallée amplifie le mélodrame, évite heureusement le larmoyant mais rappelle sans cesse la noble cause de son héros et la transformation de sa personnalité à l’égard des homosexuels. Les longueurs s’accumulent et certains passages auraient mérités d’être coupés quand d’autres auraient mérités un peu plus de visibilité. Comme ces scènes poétiques où Woodroof s’offre à des papillons dans une pièce médicale est saisissante. Jean-Marc Vallée ressort ces procédés tape-à-l’œil de l’histoire vraie, avec cette conclusion sur une image fixe de Woodroof faisant du rodéo. La photographie laisse place à un texte indiquant la conclusion tragique de cet homme qui a contrecarré toutes les prévisions sur son sort. Les dernières phrases mettent en valeur le personnage et son aide pour la société. Il faudrait que les réalisateurs cessent de croire que ce procédé achève convenablement un film. Il n'y a rien de plus consensuel que cette conclusion banale et laissant un sentiment d’inachèvement cruel. Le film de est un condensé de ce qui fait plaisir à la profession, un histoire tirée d’un fait réel, la rédemption d’un homme, la tolérance, des notes d’humour, une critique incisive, le charme de ses personnages. En somme, Dallas Buyer Club est un divertissement réflexif, poignant mais décomplexé.

Au-delà de cette rédemption et de la noble cause de son interprète, Dallas Buyer Club est un film qui vaut amplement pour la prouesse physique de son duo d’acteurs, Matthew McConaughey et Jared Leto pleinement investis non sans douleur. Surpassant toute la technique du film, leurs interprétations ne peuvent qu’être saluées par l’Académie, surtout après que McConaughey se soit racheté une conduite au cinéma. Le film a tout pour plaire mais laisse une désagréable sensation de « déjà-vu ». Non pas dans les thèmes de l’intrigue, mais plutôt dans cette construction du scénario qui repose sur des éléments classiques, voire académistes. Le montage sonore vaut néanmoins une particularité tant les bruitages et les douces mélodies donnent une identité poétique à ce film. Jean-Marc Vallée a su diriger ses acteurs de la meilleure manière qu’il soit tout en s’adaptant aux contraintes américaines de tournage. McConaughey et Leto sont véritablement les favoris pour la cérémonie des Oscars, après leurs prix aux Golden Globes. Si l’on pourra discuter du classicisme de son film, il faut reconnaître qu’avec Denis Villeneuve, Jean-Marc Vallée est l’un des nouveaux réalisateurs canadiens à suivre de très près aux Etats-Unis.
Softon
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le 31 janv. 2014

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Kévin List

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