Générique. Ouverture. Cotillard qui dort. Téléphone qui sonne. Cotillard qui dort. Téléphone qui sonne. Cotillard qui décroche. Blanc. La nouvelle vient de tomber. De manière froide, en un plan-séquence. Uppercut, comme le reste du film.

Car c'est avant même que le film commence qu'il crispe. Le générique est écrit en police classique, blanche, sur un fond noir. En silence, sans musique, sans animations : un concept pratiquement inédit au cinéma. Et puis il y a Cotillard. Voûtée, pâle et malade, elle fait immédiatement émaner d'elle une espèce de dépression insoutenable, ceci étant renforcé par une mise en scène ultra plate mais qui correspond finalement parfaitement à la tonalité du film, pleinement ordinaire. En fait, cette mise en scène dite "plate" n'est finalement qu'au service d'un scénario et de dialogues dont on voit bien qu'ils sont réfléchis et travaillés avec une intelligence rare. C'est l'attention du détail, du millimètre près, ici de la voiture qui passe devant les enfants et de la mère qui leur demande de prendre garde, là d'une tarte aux fraises cuisinée pour eux. Ecrit comme cela, ce n'est rien, mais porté à l'écran, cela montre toute l'authenticité que les réalisateurs prennent le soin d'apporter par rapport à la norme des films actuels (même des films d'auteurs).

Les frères Dardenne s’attellent en effet constamment à filmer le quotidien de Sandra (ici un Week-End mais il exprime beaucoup plus), et ce sans jouer avec des mécanismes cinématographiques pourtant indispensables tels que le cut, la musique ou les spots de lumière artificielle. Du coup, le spectateur en est quelque peu troublé, et se demande s'il s'agit bel et bien d'un film ou d'un documentaire. Mais c'est justement toute la force des Dardenne : reprenant les codes du documentaire (les plans-séquences principalement), ils se détachent de ce dernier par, quelques fois, un brin de poésie, une certaine marque élégante et frêle, pleine de grâce et de beauté ; parfois un sursaut dans une scène de voiture. Mettant juste ce qu'il faut dans l'intensité dramatique et dans leur dosage de subjectivité personnelle, les réalisateurs fascinent par leur pouvoir empathique quasiment anodin, porté par une femme sans laquelle le film ne serait rien : Marion Cotillard. Pas de mort bidon à la Batman, ou de délires télépathiques à la Inception, elle campe ici une chômeuse en devenir désarmée, bipolaire et pathétique et s'offre sans aucun doute l'un des plus beaux rôles de sa carrière.

Le film est - au final - un petit tableau social, qui montre bien que tout et tout le monde est ambigu, complexe, et profond ; et mérite moins une critique limpide qu'une réflexion creusée. Le désarroi de ceux à qui Sandra supplie de renoncer à leurs primes en échange de la préservation de son travail traduit bien l'impuissance de ces travailleurs, pris au cœur d'un système que rien ni personne ne semble plus pouvoir contrôler. Forcément, le crayon utilisé passe parfois par la caricature, mais lorsqu'il se met au service d'un propos comme celui-ci, on peut parler de cas général plutôt que de cliché. Il est d'ailleurs plus souvent question de désespoir que d’énergie dans ce film, et c'est là tout le message qu'il vise à véhiculer : qui veut encore se battre dans cette société ? Qui, à la place de Sandra, aurait vraiment le courage d'aller voir chacun des collègues qu'elle doit convaincre ? Qui aurait véritablement ce pouvoir de persuasion pour les faire changer d'avis ? Ce pouvoir qu'elle-même n'a pas d'ailleurs... Forcément, il y manque parfois un peu de révolte, et beaucoup de force ; peut-être trop de tristesse pour en faire une vraie satire mais les Frères en avaient-ils vraiment la prétention ? Et c’est un final déchirant lorsque les résultats du vote tombent. Il y a, là encore, une immense sincérité et une aptitude incroyable à ne pas tomber dans l'émotion factice mais à peindre une réalité absolue, cruelle, contradictoire.

Bouleversant, viscéral et magnifiquement interprété, Deux jours, une nuit s'oppose fermement au fameux refrain "Le bonheur des uns fait le malheur des autres" : ici, il n'est question ni de bonheur, ni de malheur. Pas même d'argent ou de solidarité. Juste de cinéma.
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le 29 mai 2014

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