The Shining : la menace du mystérieux pouvoir pèse encore sur une Amérique insouciante. Il y a quelque chose de pesant qui vibre derrière la photographie soignée du film, pas comme dans le roman où elle est dispersée. Flanagan capte d’emblée une ambiance que King n’a pas su développer, et c’est un excellent départ pour un visionnage qui s’annonce long.
C’est malgré tout un peu le bazar pour entrer dans l’histoire (gros setup à la King oblige), mais pour ceux qui l’ont lu, le passage du roman au film se fait en douceur. En fait, la plupart des personnages secondaires sont meilleurs que dans le livre – non que Flanagan sache garder l’essentiel, mais il sait comment changer l’essentiel. Une adaptation adroite, en somme, peaufinée par un casting enchanteur. Rebecca Ferguson est juste parfaite ; Ewan McGregor, quant à lui, aurait dépoté s’il avait su gérer à la fois le background psychologique dont on l’affuble (légèrement disproportionné par rapport à son rôle) et sa responsabilité de connecteur entre le monde des Hommes et celui des démons vides.
On sentira bel et bien la forte nécessité de partir sur autre chose que le pont entre les deux univers une fois le carburant initial épuisé – trois heures, c’est long à tenir avec un seul type d’ambiance, et il serait déplacé de notre part de s’attendre à quelque chose de linéaire. Le choix du film pour contourner cet écueil a le mérite de surprendre. Étape un : diverger de plus en plus du roman à mesure qu’on avance. De la sorte, il condense malheureusement certains aspects vitaux qui le rendent aussi insensible que d’autres adaptations trop pressées de King, quoique de bonne volonté également (byebye la cohérence familiale, bonjour la violence random et les meurtres instadigérés psychiquement). C’est un défaut dont il est difficile de faire abstraction, car il révèle au grand jour les coutures entre ce que Flanagan adapte et ce qu’il rajoute (ce qui est d’autant plus dommage que les deux types d’éléments narratifs sont maîtrisés), mais c’est aussi un problème qui passe de justesse, grâce à l’audacieuse conclusion du film, dans la catégorie des dommages collatéraux.
Étape deux : retour à l’Overlook, l’hôtel hanté abondamment immortalisé par Kubrick dans Shining (auquel, pour rappel, Doctor Sleep fait suite). Ça, ce n’est pas dans le bouquin et ce n’est pas rajouté : c’est plutôt une adaptation directe du film Shining. Reproduire ces décors, Ready Player One l’a fait presqu’en même temps et ce fut la croix à la bannière ; mais en réveiller le souvenir en reproduisant les personnages, c’était peut-être plus risqué encore.
Le vrai coup de maître de Flanagan, c’est d’avoir joué la carte du cinéma à l’ancienne (bien mieux que Spielberg dans Ready Player One et peut-être mieux que J. J. Abrams dans Super 8) en jetant son dévolu sur un truc tout simple : les sosies. Sous les traits d’autres acteurs, les personnages de Jack Nicholson et Shelley Duvall reviennent littéralement d’entre les morts (c’est un peu morbide, mais après tout c’est le but), sans prouesses dollarographiques.
Le retour aux sources de Flanagan n’est surtout pas que visuel : s’inspirant de l’introspection-rétrospection que Stephen King opérait dans le roman, le réalisateur revient à un style de narration patient qui nous charge de nous immerger nous-même dans les réflexions qu’il pose. Cet ambiançage impliquant est particulièrement bien illustré par la lente redécouverte de l’hôtel par Dan Torrance (l’enfant-lumière devenu adulte sous la peau de McGregor), puis par le long dialogue qu’il a avec son père (incarné par Henry Thomas), formant un ensemble de scènes qui ne semblent tout simplement pas appartenir au film. Elles ne sont pas sans rappeler la rencontre de Joe et Deckard dans Blade Runner 2049 (Ryan Gosling et Harrison Ford), elle aussi précédée par une longue habituation à un lieu qui semble prendre vie, ou les scènes finales de Rencontres du troisième type : une fois le fan service optimisé, soudain on prend le temps de construire quelque chose de neuf, et on prend du plaisir à s’assurer que ça s’intègre bien. Des acteurs perfectionnistes, un peu plus de watchtime… ça ne paraît pas grand chose mais ça fait tout, surtout quand des impairs ont préparé le terrain.
Les trois heures ne sont pas forcément rentabilisées car l’œuvre laisse deux arrière-goûts : celui, positif, d’une vision organique du cinéma qui n’aurait pas pu mieux suivre à la fois les pas de King et ceux de Kubrick, et puis celui d’une écriture classique désireuse de s’adapter au public de 2019. Malgré la gratitude du réalisateur à l’égard des studios pour lui avoir laissé faire le director’s cut dont il rêvait, ce dernier faillit (de peu) à concilier le Shining de Kubrick et le Docteur Sleep de King, une diagonale transartistique qui lui permet cependant d’évoquer un traditionnalisme partiel avec une acuité qui aura de quoi satisfaire la plupart des curieux.
→ Quantième Art