Douce, un mot qui effleure comme une caresse, que l’on murmure, que l’on susurre, qui vous reste au bout de la langue comme une friandise, et pour l’heure, un prénom.
17 ans, petit visage fin et mobile sous la cascade des boucles brunes, éclairé de grands yeux sombres, vivacité à peine démentie par le sérieux qui en émane, silhouette menue de femme enfant qu’on dirait inachevée, telle se présente Douce de Bonafé, jeune fille de famille aristocratique, dont la vie s’écoule, ouatée et monotone, entre son père, âme noble mais infirme à la jambe de bois, et le despotisme affiché et bruyant d’une grand-mère, qu’on croirait tout droit sortie des Malheurs de Sophie.


Un trio familial auquel vient s’ajouter Mademoiselle Irène, la gouvernante de Douce, 25 ans, blonde et distante, impeccable dans sa tenue qui dérobe au regard le moindre centimètre de peau, mais dont une large ceinture enserre la taille pour en souligner la finesse, seule coquetterie permise aux femmes “honnêtes” en cette fin de XIXème siècle.
Mais“on n’est pas sérieux quand on a 17 ans”, et Douce étouffe un peu dans ce vaste hôtel particulier beau et glacé, parmi ces êtres qui ne satisfont pas son besoin de romanesque, alors, comme toutes les jeunes filles elle rêve, de celui qu’elle ne connaît pas mais qu’elle guette, derrière la vitre, lorsqu’il rapporte les fermages : l’intendant est grand, large d’épaules et arbore une expression indéchiffrable, elle aime son visage hautain, presque sévère, et le trouve beau.


Fabien Marani (belle prestance de François Pigaut, que je découvre) occupe chaque jour ses pensées, et l’imagination de la jeune fille s’enflamme, décuplant ses facultés d’observation, la faisant devenir femme avant l’heure, jalouse peut-être de la féminité d’Irène, de ce qu’elle pressent et devine confusément du lien qui l’attache au régisseur : Madeleine Robinson prête sa présence digne et son calme olympien au personnage faussement lisse qu’elle est censée représenter, mue par un intérêt qu’elle ne s’avoue pas, mais qui fait son chemin, devenir la nouvelle Madame de Bonafé.
Les jours se suivent et se ressemblent sans apporter à Douce ce qu’elle attend, cette passion qui brûle en elle, obligée qu’elle est de jouer les petites filles calmes et sans désirs.


Dans la grande demeure, la passion semble d’ailleurs se propager : Engelbert de Bonafé (Jean Debucourt tout en nuance) diminué et vulnérable, n’est pas insensible à la beauté froide de Mademoiselle Irène, et, l’oeillet à la boutonnière, il se prend à rêver, lui aussi, prêt à transgresser le sacro-saint code de classe, cet univers étouffant et rigide, tandis qu’assis dans l’ascenseur nouvellement installé, il fait une cour discrète mais empressée à la jeune femme qui a pris place en face du maître de maison.
Et c’est sous l’oeil curieux et scrutateur des domestiques assemblés dans le hall, que la machine d’avant-garde, symbole semble t-il du désir d’ascension sociale, monte et descend, au gré de ses occupants, tandis qu’en bas les commentaires vont bon train.


Un film, véritable bijou de mise en scène, où drame romanesque et social se mêlent et se confondent dans une élégance raffinée, la violence des sentiments affectifs n’étant pas moins profonde que les rapports de classe : mélancolie désenchantée de Douce, prenant cruellement conscience de tous les détails sordides, dans la triste chambre d’hôtel censée abriter ses premières amours, moment de grâce dont elle avait si souvent rêvé dans le confort douillet de son lit de jeune fille, illusions perdues qu’accroissent encore les propos blasés et peu amènes du garçon d’hôtel, pestant contre la surcharge de travail “pas besoin de faire du feu pour deux quand on est un couple !”


Seul le nom d’Odette Joyeux me disait quelque chose, je ne l’avais pas encore vue jouer, et bien qu’elle suggère une toute jeune fille, elle le fait avec une belle délicatesse qui permet d’apprécier toutes ses facettes, rendant touchant et vrai ce personnage d’adolescente, qu’elle n’était plus depuis longtemps : tiraillée , amoureuse de l’amour, exaltée puis désespérée par le retour à une réalité qui s’impose durement à elle.


La Comtesse de Bonafé, prodigieuse Marguerite Moreno, incarne à elle seule, l’odieuse hypocrisie des classes supérieures, en témoigne la scène, où avec un mépris souverain, la douairière acariâtre et tyrannique, visitant “ses pauvres” à Noël, ne manque pas de leur souhaiter “patience et résignation”, souhait que Fabien reformule à sa façon, exprimant le voeu, qu’Irène, dont il est épris et avec laquelle il a fait le projet de s’enfuir, fasse preuve, elle, “d’impatience et de révolte”.
Une réplique qui sera supprimée par la censure de Vichy, le film étant sorti en 1943, soit en pleine Occupation.


Sous couvert de décrire les mesquineries d’une noblesse parisienne en déperdition, c’est bien la haute société de son temps anti-républicaine et ultra conservatrice que cible Autant-Lara : cependant nul n’est épargné dans ce brulôt contre l’ordre social, ni l’Eglise et ses compromissions, la scène où Douce confesse son amour au prêtre, est des plus éloquentes, ni les couches moyennes et pauvres de la société, gens du peuple arrivistes ou lâches dans un monde sans pitié.


Oeuvre qui frappe par sa critique sociale et sa splendeur plastique, infiniment séduisante, la photo est signée de Philippe Agostini, Douce marque une étape importante dans la collaboration entre Autant-Lara et le duo formé par le scénariste Jean Aurenche et le dialoguiste Pierre Bost, transformant en or ce qui n’aurait pu être qu’une banale histoire d’arrivisme et d’amour transi.
*Une ambiance fin de siècle qui correspond aussi à la fin d’une société et d’une époque, et qu’on regarde, étreint par une nostalgie indéfinissable.
Une très jolie surprise, un cinéma qui mérite d’être découvert ou redécouvert, n'en doutons pas.

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le 3 juin 2016

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Aurea

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