Il est de ces films qui te frappent tellement fort sur la tronche que le temps de te relever, tu ne sais pas si tu pourras écrire la moindre ligne dessus. « Elephant », de Gus Van Sant, en fait clairement parti. Cinéaste changeur au gré de ses projets, le Gus s’attaque ici à un sujet plus sensible qu’une triple contusion du genou : la fusillade du lycée Columbine, et va bien au-delà de la simple anecdote dérangeante, c’est le moins qu’on puisse dire. En plus d’universaliser son propos, il y greffe une décharge émotionnelle qui m’a transpercée de part en part.


Il y a tout d’abord son maniement de la caméra, virtuose, impassible, donnant au film un rythme lancinant, à la fois doux et torturé, lent et brutal, crispant et libertaire. Se promenant autour de plusieurs ados du même lycée, l’objectif capte des moments on ne peut plus anodins, mais pas que. Car si ce groupe de filles qui se font gerber aux toilettes à la sortie du self ont de quoi faire sourire, l’ouverture du film où un blond jeune homme empêche son père ivre de prendre le volant de bon matin, ça n’a rien d’insignifiant. Et tout le film procède de cette manière : il se focalise sur l’ordinaire d’une journée, d’où surgissent des réalités sociales consistantes mais désordonnées et fugaces, comme si le point de vue omniscient du spectateur l’empêchait de voir claire dans ce microcosme lycéen qui tend à un certain chaos.


Dès lors, le moindre échange de regard et, sublime du sublime, bisou sur la joue immortalisé par l’affiche du film, deviennent lourds de sens. C’est toute la préciosité du quotidien, sa valeur humaine infinie que Gus veut transparaître à l’écran. Et lorsque la violence éclate, chaque scène, chaque personnage restent gravés dans notre mémoire comme des instantanés vivants et symboliques (à l’image des portraits photographiques que réalise l’un des personnages sur le vif) d’une société où chaque geste est la perle d’un collier resplendissant. Certes, tout n’est pas qu’ordre et beauté en ce bas monde, à commencer par cette adolescente aux cheveux bouclées renfermée sur elle-même, incapable d’assumer le corps dans lequel elle vit. Mais ce panel de personnalités juvéniles est indéniablement un message d’espoir, celui d’une perpétuelle renaissance et redécouverte du monde qui nous entoure.


Quant à la mise en scène, elle transcende littéralement tout ce beau monde. Avec cette narration éclatée, ne s’attardant que sur un personnage à la fois et faisant fonctionner les événements par échos, quitte à filmer la même scène trois fois d’un point de vue différent, Gus ose et décloisonne la chronologie cinématographique pour mieux imprégner le spectateur. Ses plans-séquences sont d’ailleurs ahurissants de maîtrise, bien que je compte deux plans avec quelques secondes en trop. Plus qu’un effet de style, tout cela dessert la gravité presque solennelle du récit. Cela permet aussi une montée de tension fulgurante, où les prémices de la fusillade se font ressentir tout au long du film. La scène où le futur génocidaire prend des notes sur l’emplacement et les dimensions du self est déjà terrifiante en soi. Quant à ce croisement en plein milieu du film entre l’innocent blond jeune homme et les deux monstres en treillis militaires sur le point de commettre l’inconcevable, je n’en parle même pas.


C’est lorsqu’il se confronte à la psychologie des deux tueurs que le film étaye sa fresque sociale, tout en restant dans la suggestion. Loin de vouloir expliquer ce qui les a conduits à un pareil acte, Gus évoque certaines dimensions de leur vie d’où n’émergent que quelques embryons d’hypothèses. Un parti-pris qui ne se mouille pas, certes, mais rend la scène de la fusillade elle-même d’autant plus monstrueuse et douloureuse.


Car c’est précisément cette fin qui laisse sans voix, sans attache, on perd pied devant une violence aussi brutalement lucide, et pourtant inexplicable. Toute la méticulosité avec laquelle il filmait le quotidien, Gus s’en sert pour cadrer la destruction la plus désespérante qui soit. « Ham stram gram » désormais cette comptine ne sonnera plus jamais pareille à mes oreilles. Autant dire qu’ « Elephant » nécessite une certaine préparation psychologique avant visionnage, et ne peut nécessairement pas être mis entre toutes les mains. C’est peut-être le déchirement d’entrailles le plus intense qu’il m’a été donné de voir.

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le 20 sept. 2015

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Marius Jouanny

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