Oscar et Linda, un frère et une sœur, originellement orphelins séparés. Ils se retrouvent à Tokyo, lui est devenu dealer, elle strip-teaseuse. Ils font le pacte de ne plus se perdre. Oscar meurt. Influencée par Le Livre des Morts Tibétains, l’âme d’Oscar quitte son corps et entame une errance qui devra la conduire au vide pur.
Avec Enter the Void, le travail de Gaspar Noé se confirme être une sorte de Théâtre de la Cruauté comme le voulait Artaud, où l’on y trouve la volonté de condensation virulente, de convulsion aride, où l’extase frôle le supplice dans la transgression des limites subjectives qu’impose habituellement le cinéma de divertissement. La doublure quantique du cinéaste qui hante Enter the Void plane en un lent déploiement sacrificiel sans retour, comme une ombre portée lysergique. La teinte est plus onirique que dans ses précédents opus, tels Carne, Seul Contre Tous et autres Irréversible (même si ce dernier présentait déjà cette poétique éthérique escamotée par certaines scènes violentes), l’incarnation des situations et personnages se déréalise au profit d’une perception spectrale et tournoyante de l’instant, accouchant d’une transe cathartique qui ouvre des failles plutôt que des réponses, au nom d’une tentation chamanique de rendre compte, de rendre l’âme, sur l’autel d’une église vouée au culte de la synesthésie. Le sens s’effrite en faveur des sens, il demeure des signes, des traces, un dérangement sensoriel, une déconstruction permanente du réel. Gaspar Noé traque finalement la linéarité des normes esthétiques qui régissent le cinéma narcissique français pour la faire imploser en un monstrueux et remarquable rituel où les corps dansent, les sons hallucinent et les désirs s’extériorisent, l’être s’improvisant en présences démultipliées. La non-linéarité de l’art cinématographique tel que le pratique Gaspar Noé évoque le fonctionnement chaotique de la circulation atmosphérique.

Toujours éviter la répétition qui fige, qui stigmatise, rend inerte, mort. C’est bien la "voie magique" dont parlait Artaud, recourir aux rêves, à l’imaginaire et anéantir les pesanteurs du petit réel, afin que se dissolve la finitude des situations, des choses, du monde, que tout redevienne possible. Restituer l’invisible, cette entreprise, Gaspar Noé la mène de façon jusqu’au-boutiste, intégrale pour ne pas dire intégriste. Un destin s’impose tout naturellement aux protagonistes d’un pareil Théâtre, et sa détermination est rarement doucereuse.

Son dernier bijou est comme les précédents, traumatisant, ludique et beau. Certaines scènes ont le talent pervers d'inscrire la cruauté dans le beau, le sale vers le haut, comme ce mouvement de caméra qui plonge sur un foetus déchiqueté après un avortement, ces plans de l'intérieur fantasmé d'un vagin et autres lubies pour drogueries clignotantes de quartiers louches parsemant l'ode visuelle de fracas ouaté. Le cinéaste né en Argentine a été bercé par des films plutôt violents tels Délivrance de Boorman, Taxi Driver de Scorcese, Salo de Pasolini, Les Chiens de Paille de Peckinpah, mais aussi une filmographie plus strictement expérimentale, avec Eraserhead de Lynch, Le Miroir de Tarkovski ou encore Inauguration of the Pleasure Dome d’Anger. Sexualité explicite, drogue et désespoir baignent les images lancinantes de son dernier-né, mais filtrés par une caméra et un travail de postproduction aux ambitions prométhéennes.

Fort peu de réalisateurs peuvent se targuer d’aller tenter de renouveler le 7ème art comme le fait Noé (il faudrait citer toutefois Gondry ou Grandrieux).

On est à l’opposé d’un cinéma bourgeois qui n’aspire qu’à scruter ses petites misères, la mise en abîme d’Enter the Void ne s’auto-évalue pas, affichant un occultisme esthétique sainement adolescent. L’indocilité de son entreprise de dérèglement de tous les sens fait franchement plaisir à voir, même si elle en laissera certains plus abasourdis ou ahuris que fascinés. Impossible de qualifier la structure narrative de cet ovni autrement que par le qualificatif expérimental.

Les circonvolutions sauvages et poétiques de ce projet dérangé creusent un peu plus la singularité artistique de l’autodidacte génial qu’est Gaspar Noé, sorte d’échappé nomade des recettes commerciales asphyxiantes, avec, cerise sur le gâteau, cette faculté de ne pas s’aplatir devant les moralistes à la petite semaine qui le malmènent à chaque nouvelle production de son cru. Enter the void est une liturgie sans Dieu, mais proférée avec une soif de dépassement métaphysique, ponctuée de signes qui se perdent dans les travées de salles enivrées de mauvaises bières.
ThomasRoussot
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le 28 déc. 2012

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ThomasRoussot

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