L'enfance sacrifiée sur les ruines de la Russie.

Ce film n'est pas réellement une dissertation sur le désamour dans un couple, mais un pamphlet de désamour pour la Russie du XXIème siècle. Il est difficile de se faire une opinion très objective sur l'attitude ou l'avis à donner sur ce pays qui fait tant couler d'encre dans nos sociétés occidentales, et tout particulièrement en France, qui possède une histoire assez tourmentée, charnelle et proche avec la Russie, plus que n'importe quel autre pays européen. Si beaucoup la fustigent, d'autres l'adulent et, en réalité, personne ne la connaît vraiment. Ce film est d'une certaine manière une plongée, peut-être et sans doute un peu subjective, dans la société contemporaine russe qui frappe le spectateur d'un infini de façons, une sorte de gifle givrée et violente. Le film raconte en premier plan l'histoire d'un couple de quadragénaires russes, qui se déchire sur tous les sujets, et qui oublie et méprise l'existence de leur unique enfant qui finit par s'enfuir, pour ne jamais revenir. Les déboires de ce couple en recherche de leur fils, alors qu'ils étaient occupés à fonder chacun de leur côté une nouvelle vie, jetteront une lumière sans concession sur la Russie, et sur ces parents autour desquels le monde s'effondre. Entre faux-espoirs, scènes de sexe sauvages et vulgaires, grossièretés et dialogues étonnants d'obscénité et de profondeur, le film est assez détonnant.


Le spectateur apprend que le modèle alternatif russe qu'une certaine extrême-droite nous vante comme une société radicalement différente, est en réalité sinon morte, du moins absolument phagocytée par les habitudes et mœurs occidentales. Obsédés par le selfie et la consommation, les citoyens russes observent avec une certaine distance la politique russe, intérieure ou extérieure, en copiant et en singeant les habitudes occidentales et libérales. La société russe que Poutine voudrait fondée sur la famille et l'Eglise orthodoxe, en réalité, accepte la religion comme une fatalité mais s'en moque. Il y a une certaine violence autour de l'ordre et du militaire, mais qui finalement se révèle être davantage une posture qu'une véritable aspiration. Cette fausse démocratie ne semble ni attirer de la part des Russes une désapprobation, mais pas non plus une adhésion, juste une certaine perplexité assez étonnante. Parfois même, ils nous semblent bêtes. Paradoxalement, cette hypocrisie sociétale fondée sur la virilité, l'Homme, la religion et l'ordre cache des femmes fortes et même des familles libérales occidentales qui se déchirent, se reforment, font l'amour comme des fous, et divorcent. Les entreprises tentent un peu artificiellement de contrôler les bonnes mœurs de leurs employés, quitte à parfois licencier pour cela. Il y a également une absence de piété filiale (incroyable pour une société si protectrice de la famille), et il suffit pour s'en convaincre de voir les relations entre Genia et sa mère. Dans le couple, où normalement l'homme domine la femme en Russie puisque l'on dépénalise les violences conjugales (la première scène de la visite immobilière nous le montre bien), Genia représente la force et Boris la lâcheté et le manque d'énergie. C'est ce délitement et cette hypocrisie des valeurs pourtant phares de la Russie qu'Andrey Zvyagintsev dénonce, sans parler de l'attitude passive et désabusée, peut-être un peu égoïste ?, qui d'ailleurs trouve sa place dans le plan final à propos de la guerre en Ukraine.


La grande oubliée de cette comédie humaine est l'enfance. Que ce soit le petit fugueur (ou enlevé?), ou la fille partie au Portugal qui ne revient pas voir son père, la jeunesse et l'avenir russe ne semblent pas pouvoir trouver leur place dans cette Russie là. Dès les premiers plans du film, les exigences et reproches adressés au petit garçon, lui réclamant davantage de virilité et de caractère, montrent cette insupportable pression sur les enfants à propos de l'ordre, du "service militaire", de ce contrôle sociétal que fuit cette jeunesse qui non seulement copie les Occidentaux comme leurs parents, mais encore s'en va ou disparaît. La société autoritaire de Poutine n'est que le dernier spasme d'un idéal orthodoxe phallocrate qui, s'il fascine quelques agneaux perdus à l'Ouest, est en fin de vie. La jeunesse russe ne supporte plus cela et la société civile non plus, en témoigne l'incapacité des policiers qui délèguent leurs tâches à des citoyens libres. Le film est donc très bon, et est visuellement extrêmement bien produit. Le froid sibérien se marie parfaitement avec le constat glacial qui est offert au spectateur, et le jeu sur les lumières est formidable. Le dernier plan sur le visage de la mère Genia est absolument bouleversant. Les dialogues sont parfois un peu lourds et vulgaires, mais traduisent cette violence rustre et surjouée de la société russe. Le jeu des acteurs, notamment de Maryana Spivak, est excellent. Après ce film, notre regard sur cette Russie brûlée depuis une trentaine d'année, qui avait réussi à irradier une illusion d'une société alternative, se rend compte de cette gigantesque chimère, et souhaite de nouveau une révolution définitive de la jeunesse russe.

PaulStaes
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le 5 mars 2018

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Paul Staes

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