Le projet de Damien Chazelle ? Raconter l'épopée de la conquête lunaire à hauteur d'homme, à hauteur d'un homme pour mieux dire, Armstrong bien sûr. Notons pour commencer que ce nom est quand même celui de deux des hommes parmi les plus importants du XXème siècle : Neil et Louis. Avantage à Louis, si vous voulez mon avis. Peut-être Chazelle, ancien batteur de jazz, sera-t-il de mon avis ? Mais déjà je m'égare.
Donc la caméra sera souvent subjective. C'est là que Chazelle réussit le mieux, lorsqu'il nous fait ressentir le "roulis" dans le cockpit, ou lorsqu'il montre le reflet du ciel sur le casque de Neil, suggérant un face à face entre l'homme et le cosmos. First Man aurait pu s'appeler A Simple Man si les frères Cohen n'avaient pas préempté le titre. Ryan Gosling est l'acteur parfait pour cela, tant il s'est fait une spécialité du minimalisme et de l'intériorité.
Tout ce qui exprime l'expérience Armstrong est donc une réussite. Problème, on ne fait pas un film de plus de deux heures uniquement là-dessus, il faut donc trouver autre chose à dire. C'est là que les ennuis commencent. Car toutes les scènes de famille sont d'une niaiserie sans nom : qu'on voie Neil jouant avec ses garçons, Neil sur la plage, Neil dansant avec Janet, Neil buvant une bière avec ses copains... mais surtout, puisque Neil est tout le temps dans la lune, Janet s'occupant seule des enfants, Janet discutant avec les voisins, Janet écoutant nerveusement la radio... Montrer une vie banale n'oblige pas à faire du cinéma banal, Chantal Akerman l'a prouvé avec son Jeanne Dielman. Et je recommande à tous ceux qui crient au génie face à Damien Chazelle de tenter l'expérience Akerman. Pour remettre les pendules à l'heure. Mais je m'égare.
On n'évite pas, pour faire bonne mesure, les plus insupportables clichés : la femme juste bonne à garder les gosses tout entière dévouée à la carrière de son mari, marre de voir ça au cinéma, en 2020 on ne devrait plus, même sur un film qui parle d'une autre époque. Et quand la voisine explique qu'un dentiste, certes, ça permet d'avoir son homme tous les soirs à la maison, mais c'est terriblement ennuyeux, comment dire ? Comment ne pas lever les yeux au ciel, tel un Niel rêvant d'exploits ? Bon, soyons positif : on a échappé (de justesse) au comptable comme prototype de l'homme ennuyeux...
Quand on n'est pas dans le cliché, on est dans le tire-larmes. Normal, les Américains adorent ça, alors si on veut avoir l'Oscar va falloir y passer, coco. Chazelle y va à la truelle, multiples flash backs larmoyants sur la regrettée petite fille, s'achevant en apothéose, avec le bracelet jeté dans un cratère lunaire. D'ailleurs, pourquoi il tombe le bracelet alors qu'il n'y a pas d'attraction gravitationnelle sur la lune ? Sans doute parce que c'est si joli, si émouvant, un bracelet qui tombe...
Pour corser le tout, Chazelle choisit la plus banale façon de montrer tout cela : le montage alterné. C'est peu dire que l'on ressent là une impression de déjà vu. On y a droit à toutes les sauces : la NASA alternée avec la maison des Armstrong on l'a dit, mais aussi le drame de l'incendie alterné avec le cocktail à la Maison Blanche, l'alunissage avec des scènes de bonheur familial, l'essai Gemini alterné avec la salle des opérations (là on touche au summum du banal)...
Le contexte, Chazelle a choisi de le montrer le moins possible : quelques images d'archives évoquent les protestations de 68, allant de paire avec l'opposition à la guerre du Viêt Nam. Plutôt bien dosé, et cohérent avec le parti pris du film. La poésie de l'espace ? Chazelle ne s'aventure pas trop sur ce terrain vampirisé par Kubrick - prudent, mais Cuaron aura réussi, lui, à relever ce défi-là avec Gravity. Il choisit modestement une musique très modeste, pour le coup, au moment d'évoquer l'approche de la lune. Celle-ci semble un jeu d'enfant, très décontract', après tout ce que ces hommes ont enduré. Une réalité j'imagine ?... Instructif. Il choisit aussi de ne pas montrer le drapeau américain planté sur le sol, ce qui lui valut d'impitoyables critiques aux USA, où l'on est très très vite un mauvais patriote. Pour "faire un coup", sans doute ? Pour ne pas appuyer sur la dimension "héros de la nation" d'Armstrong ? Pourtant des images d'archives nous montrent bien l'ampleur du phénomène à la fin.
On le voit, le film est un peu le cul entre deux chaises : il se refuse aux facilités du blockbuster, sans aller franchement dans le film d'auteur, que ce soit dans le fond ou dans la forme. Je sauverai malgré tout deux scènes :
- la scène où Janet a forcé Neil à parler à ses fils (où Gosling est très à son aise, tout en pudeur) qui instaure une belle tension ;
- la scène finale où les deux époux se retrouvent de chaque côté d'une vitre, manière de montrer que le destin de Neil les sépare à jamais (ils divorceront d'ailleurs pas la suite).
C'est peu face à tant de scènes banales. Se méfier des Oscars : ces gens-là n'accrochent pas à ce qui est trop audacieux. Il leur faut une bonne dose de conformisme pour qu'ils soient à leur aise. Ils font d'une Katherine Bigelow (enfin une femme, on se réjouit) une artiste ? Que pensent-ils de Chantal Akerman ou d'Agnès Varda ?...